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explosion ; s’il s’agissait d’un autre homme, nous dirions que la poche de fiel a crevé ; en parlant de Tourguénef, le mot serait exagéré ; il n’entrait pas de fiel dans son tempérament ; ses saillies douloureuses sont d’un idéaliste déçu, étonné de voir que ses chères idées, appliquées aux hommes, ne les ont pas rendus parfaits. Le ressentiment de cette déception va quelquefois jusqu’à l’injustice ; ce crayon chagrin nous montrera désormais certaines figures poussées au noir, partant moins vraies que celles des œuvres anciennes. Le monde décrit dans Fumée, c’est ce monde russe qui vit à l’étranger et qui n’y porte pas toujours les meilleures qualités du sol natal : grands seigneurs et femmes équivoques, étudians et conspirateurs. La scène se passe à Bade, où l’auteur avait pu l’étudier à loisir. Dans cette galerie comique de « généraux de Kursaal, » de princesses en pique-nique, de slavophiles vantards, de commis-voyageurs en révolutions, il y a bien des traits pris sur le vif, mais la physionomie d’ensemble est chargée ; le défaut de mesure est d’autant plus sensible que, dans la pensée de l’auteur, ces personnages ne sont pas des types d’exception, mais bien la représentation fidèle de la haute et basse société russe.

En outre, le procédé de l’artiste est modifié. Jadis, en nous montrant les batailles d’idées, il nous laissait juges du camp : maintenant il se substitue à nous et insinue son opinion. Il y a, pour le romancier et le dramaturge, deux manières d’exposer les thèses morales : avec ou sans intervention personnelle. Prenons des exemples familiers à tout le monde. Voici, dans les Misérables, deux conceptions antagonistes du devoir et de la vertu, personnifiées par Jean Valjean et Javert ; nous pourrions hésiter sur leur valeur réciproque ; mais l’auteur jette d’un seul côté tout le poids de son éloquence, il divinise l’une de ces conceptions et rabaisse l’autre, il force notre verdict. Voilà, au contraire, dans le Gendre de M. Poirier, deux façons de comprendre l’honneur, deux mondes d’idées dissemblables, le marquis de Presle et son beau-père ; l’auteur s’efface, il éclaire également ses deux personnages, leurs mérites et leurs ridicules, le fort et le faible de leurs thèses : jusqu’au bout, nous balançons à nous prononcer entre eux, l’intérêt du drame naît de ce conflit d’idées. Je préfère cette seconde manière, qui me paraît exiger plus d’art, qui est plus proche de la vie réelle, où la vérité n’est jamais claire, où le bien et le mal sont étroitement mêlés dans tous les camps. Tourguénef s’est tenu à cette méthode équitable dans ses premières études sociales ; dans les dernières, Fumée et Terres vierges, il intervient visiblement. Un personnage de second plan, une sorte d’Olivier de Jalin, comme le Potouguine de Fumée, a mission de nous révéler la pensée de l’écrivain et