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savait admirablement mener ses propres affaires; sur ce point, il ne se laissait jouer par personne. N’est-ce pas là le principal?


Ailleurs, c’est la princesse X***, une étude de femme bien fine et bien locale :


Elle passait pour une coquette évaporée, elle s’abandonnait avec fureur aux plaisirs de tout genre, dansant jusqu’à tomber de lassitude, riant et folâtrant avec les jeunes gens, qu’elle recevait avant dîner dans un salon à demi éclairé; et la nuit, elle priait, pleurait, elle errait parfois jusqu’au matin dans sa chambre, cherchant vainement une place où reposer, tordant ses mains d’ennui; ou bien elle restait assise, pâle et froide, penchée sur son psautier. Le jour venait, de nouveau elle se métamorphosait en femme du monde, elle sortait, babillait, souriait et se jetait littéralement au-devant de tout ce qui pouvait lui procurer un instant de distraction... — Même quand elle se donnait entièrement, il restait en elle quelque chose de secret et d’insaisissable que nul ne pouvait atteindre. Dieu sait ce qui nichait dans cette âme ! Il semblait qu’elle fût en puissance de forces mystérieuses, inconnues à elle-même; ces forces jouaient avec elle à leur gré, et son esprit limité ne pouvait dominer leurs caprices. Toute sa conduite présentait une suite de contradictions; les seules lettres qui eussent pu éveiller les justes soupçons d’un mari, elle les avait écrites à un homme qui lui était presque étranger; l’amour y parlait d’un ton plaintif. Jamais elle ne riait ni ne plaisantait avec celui qu’elle avait choisi, elle l’écoutait en le considérant avec une sorte de stupeur; parfois cette stupeur se changeait brusquement en terreur glacée ; son visage revêtait alors une expression morte, sauvage; elle s’enfermait dans son appartement, et sa femme de chambre, l’oreille collée à la serrure, l’entendait sangloter sourdement.


Tout en poursuivant ces grands travaux, Ivan Serguiévitch revenait souvent aux rapides et simples histoires qui avaient fait la fortune des Récits d’un chasseur. De ces années laborieuses datent les charmantes nouvelles d’inspiration si variée : Moumou, l’Accalmie, les Trois Rencontres, le Premier Amour, et vingt autres, légères aquarelles appendues entre les grands tableaux tout le long de la riche galerie du peintre. Ce sont des esquisses faites parfois avec un rien, un trait de mœurs paysannes, un souvenir fugitif, une vision intérieure; l’artiste délicat excellait à ces demi-teintes, à ces touches sobres qui indiquent sans appuyer une figure, une douleur, un frisson du cœur. Je ne sais rien de plus achevé dans ce genre que les soixante pages intitulées : Assia. C’est un souvenir de la vie