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bien des traits communs avec un Peau-Rouge de Fenimore Cooper; seulement c’est un Peau-Rouge qui s’est grisé avec des tirades de Hegel et de Buchner au lieu d’eau de feu, qui se promène dans le monde civilisé avec un bistouri, au lieu de s’y précipiter avec un tomahawk. Quand les fils de Bazarof feront « de la propagande par le fait, » ils sembleront tout pareils à nos révolutionnaires d’Occident; regardez de près, vous retrouverez la nuance entre l’animal sauvage et l’animal apprivoisé. Nos pires révolutionnaires ne sont que des chiens furieux; le nihiliste russe est un loup. Voyez comme il se comporte dans les deux grandes épreuves où le romancier nous le montre, l’amour et la mort. Une femme belle, coquette, ennuyée, tentée par cette conquête étrange, un peu louve elle-même, comme beaucoup des héroïnes de Tourguénef, s’est mise à jouer avec le fauve ; le voilà blessé au cœur, lui le détracteur ironique de l’idéal, lui qui n’a trouvé d’abord, pour exprimer son admiration, que ce cri de carabin : « Un riche corps, ma foi ! et qui ferait bien dans un musée d’anatomie! » — Bazarof s’indigne contre ce sentiment, qui n’est réductible à aucune de ses deux méthodes, l’explication critique ou la négation; puis, vaincu par la douleur, il procède à la manière du loup qui convoite une proie, il s’éloigne avec défiance, se rapproche, se hérisse, taciturne e ardent : dans ce manège, il laisse échapper les momens favorables dont un autre eût profilé avec succès, et soudain, mal à propos, il s’élance d’un bond bestial sur sa proie; la coquette lui échappe, il s’en retourne la tête basse, dévorant son orgueil meurtri, il va se ronger en silence dans la solitude. Et la mort de Bazarof ! Il s’est empoisonné le sang en étudiant le cadavre d’un typhoïde, il se sait perdu ; cette agonie sombre, muette, hautaine, c’est encore l’agonie de la bête sauvage emportant sa balle dans le hallier; c’est la Mort du loup telle que Vigny l’a dépeinte et comprise avec son stoïcisme désolé :


Gémir, pleurer, prier est également lâche :
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.


Le nihiliste renchérit sur le stoïque, il ne fait pas de tâche avant de mourir : rien ne vaut la peine de rien.

Le romancier mit tout son art à composer un personnage déplorable, mais nullement odieux. Effacez un seul trait du tableau, ce mépris de tout ce que nous vénérons, cette inhumanité, nous paraîtront intolérables; chez l’animal apprivoisé, ce serait perversion, oubli des règles apprises; chez l’animal sauvage, c’est instinct, révolte native; l’auteur désarme habilement notre morale devant