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gaillardement; Lise n’aura connu de la vie qu’une promesse d’amour, apparue et disparue avec les étoiles d’une courte nuit de mai ; elle ne demandera pas sa revanche, elle reporte à Dieu son cœur blessé et s’ensevelit dans un monastère.

C’est là, dira-t-on, une vertueuse histoire pour les petites filles, dans le genre de Mme Cottin. Résumé sommairement, le thème a l’air vieillot; il faut en lire les développemens pour voir avec quel art nouveau, avec quel souci de la réalité le romancier a rajeuni son sujet dans un large courant de vérité humaine. Pas la moindre fadeur sentimentale dans ce douloureux récit, pas d’éclats de passion ; une touche discrète et chaste, une émotion contenue qui va croissant et nous étreint le cœur. — Le livre s’achève par un épilogue de quelques pages, qui est et restera l’un des modèles de la littérature russe. Huit années se sont écoulées, Lavretzky revient, par un matin de printemps, au nid de seigneurs; une nouvelle génération l’habite, les enfans que nous y avions laissés sont devenus à leur tour de jeunes femmes et de jeunes hommes avec leurs sentimens et leurs intérêts nouveaux; le revenant, à peine reconnu par eux, tombe au milieu de leurs jeux; c’est ainsi qu’avait débuté le récit, il semble que nous en recommencions la lecture. Lavretzky s’assied sur le banc où jadis il serra, pendant une minute, la main qui égrène depuis lors le rosaire dans un cloître; les jeunes oiseaux du vieux nid ne peuvent répondre aux questions de ce trouble-fête, ils ont oublié la disparue, ils ont bien d’autres affaires et reprennent leur partie de barres. Tandis que la solitude et le chagrin de la vieillesse dévastent ce cœur mort, les mêmes mots reviennent peindre la même nature vivante, les joies nouvelles et toujours semblables de nouveaux enfans; c’est le retour de la mélodie initiale dans le final d’une sonate de Chopin. — Jamais peut-être on n’avait rendu aussi sensible, par un exemple particulier la mélancolique opposition entre la pérennité de la nature et la caducité de l’homme : jamais points de comparaison mieux choisis ne nous avaient fait mesurer plus cruellement la chute impitoyable du temps. L’auteur nous a si bien attachés aux personnages du passé que tous ces enfans, nouveau-venus à la tête de la vie, nous paraissent presque haïssables. J’aurais voulu citer en entier ces pages, mais séparées de ce qui les précède, elles perdent leur sens, elles ne valent que par la lente préparation de tout le récit, qui accumule seule leur puissance. En les achevant, on est tenté d’appliquer à Tourguénef ce qu’il dit ailleurs d’un de ses héros : « Il possédait le grand secret de cette musique qui est l’éloquence ; il savait, en touchant certaines cordes du cœur, faire tressaillir et résonner sourdement toutes les autres. »