Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/800

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pays étrangers, Ivan Serguiévitch envoya de loin à une revue de Pétersbourg les premiers de ces petits récits qui allaient illustrer son nom : les Récits d’un chasseur.

Les petits brûlots se glissèrent un à un, de 1847 à 1851, sans malice apparente, abrités sous leur pavillon poétique; le public n’en comprit pas d’abord le sens caché, la vigilante censure elle-même fut prise en défaut. On ne vit là qu’une tentative littéraire de premier ordre, une note nouvelle en Russie. Sans doute l’influence de Gogol était sensible dans le style du jeune écrivain, dans sa compréhension de la nature ; les Soirées du hameau avaient donné le modèle du genre. C’était toujours la grande et triste symphonie de la terre russe; mais cette fois l’interprétation de l’artiste était tout autre. Ce n’était plus l’âpre humour de Gogol, le caractère franchement populaire de ses tableaux, ses chaudes fusées d’enthousiasme subitement rabattues par des rappels d’ironie; chez Tourguénef, ni joyeusetés ni enthousiasme; une note plus discrète, une émotion plus dérobée; les paysages et les hommes sont vus sous la pâle lumière du soir, à travers une vapeur idéale, nettement retracés pourtant, et comme concentrés dans la prunelle de l’infatigable observateur. La langue, elle aussi, est plus riche, plus souple, plus moelleuse, telle qu’aucun écrivain russe ne l’avait encore portée à ce degré d’expression. Ce n’est pas la prose nette et limpide de Pouchkine, qui avait beaucoup lu Voltaire, et qui se souvenait; la phrase de Tourguénef coule, lente et voluptueuse, comme la nappe des grandes rivières russes sous bois, attardée, harmonieuse entre les roseaux, chargée de fleurs flottantes, de nids entraînés, de parfums errans, avec des trouées lumineuses, de longs mirages de ciels et de pays, et soudain reperdue dans des fonds d’ombre ; cette phrase s’arrête pour tout recueillir, un bourdonnement d’abeille, un appel d’oiseau de nuit, un souffle qui passe, caresse et meurt. Les plus fugitifs accords du grand registre de la nature, elle les traduit avec les ressources intimes du clavier russe, les épithètes flexibles, les mots soudés entre eux à la fantaisie du poète, les onomatopées populaires. J’insiste sur ce qui fait la puissance de ce livre : ce n’est qu’un chant de la terre et un murmure de quelques pauvres âmes, directement entendus par nous; l’écrivain nous a portés au cœur de son pays natal, il nous laisse en tête-à-tête avec ce pays; il disparaît, ce semble; pourtant, si ce n’est lui, qui donc a tiré des choses et condensé à leur surface cette poésie mystérieuse qu’elles recèlent, mais que si peu savent voir, et que nous voyons clairement ici? Les Récits d’un chasseur ont charmé bien des lecteurs français; qu’ils sont décolorés cependant à travers le double voile de la traduction et de l’ignorance du pays ! Je me figure un lettré de Kief ou de Kazan, n’ayant jamais passé la