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si fort à cet humble berceau; quand, plus tard, il court le monde, et bien qu’il ait l’âme naturellement errante, quelque chose le tire toujours vers ce monotone horizon.

L’enfance de Tourguénef s’écoula dans un de ces « nids de seigneurs, » qui serviront de cadres à presque tous ses romans. Il eut, suivant la mode d’alors, des gouverneurs français et allemands, de pauvres hères recrutés au hasard, qui enseignaient ce qu’ils ne savaient pas, et qu’on gardait dans les familles nobles comme une domesticité d’apparat. La langue maternelle n’était pas en honneur; ce fut avec un vieux valet de chambre que le petit garçon fut en cachette des vers russes pour la première fois. Heureusement pour lui, sa vraie éducation se fit sur la bruyère, avec ces chasseurs dont les récits sont devenus plus tard un chef-d’œuvre, sous la plume de l’écrivain. En courant les bois et les marais à la poursuite des gelinottes, le poète faisait sa provision d’images, il amassait à son insu les formes dont il devait un jour revêtir ses idées. Dans certaines imaginations d’enfans, tandis que la pensée sommeille encore, les impressions se déposent goutte à goutte, comme la rosée durant la nuit ; vienne l’éveil à la lumière, le premier rayon du soleil fera luire ces diamans.

A l’âge des études plus sérieuses, Ivan Serguiévitch fréquenta les écoles de Moscou et l’université de Pétersbourg. Les universités russes étaient alors de maigres nourrices, elles donnaient le goût de la science et ne pouvaient le satisfaire; leurs meilleurs élèves les quittaient avec découragement et allaient demander aux chaires d’Allemagne une nourriture plus substantielle. C’était une mode aussi, et une conviction générale, que pour parfaire les légers cerveaux slaves, il y fallait mettre un peu de plomb allemand. Le ministère de l’instruction publique lui-même envoyait à grands frais ses candidats à Berlin ou à Gœttingen. Ces jeunes gens lui revenaient bourrés de philosophie humanitaire et de fermons libéraux, armés d’idées dont ils ne trouvaient pas l’emploi dans leur patrie, mécontens et frondeurs. Le ministère éprouvait l’éternel étonnement de la poule qui a couvé des canards. On recommandait aux gendarmes ces missionnaires suspects de l’Occident, et on en renvoyait d’autres se former à la même école. C’est un des types favoris de la littérature russe, ce jeune bursch revenant d’Allemagne et rapportant à ses frères les raisins trop verts de la terre promise. Pouchkine l’avait esquissé, avec son ironie légère, dans le poème d’Onéguine, sous les traits de Lensky :


... Un certain Vladimir Lensky, — avec une âme purement gœttinguienne, — beau garçon à la fleur de l’âge, — sectateur de Kant et poète. — De la brumeuse Germanie — il rapportait les fruits du savoir,