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bien du gouvernement d’Orel. Ce fut là qu’Ivan Serguiévitch naquit, en 1818, et qu’il grandit en toute liberté et solitude. Ce pays d’Orel, si souvent et si complaisamment décrit par le romancier, est un bon pays. C’est encore la Grande-Russie, mais on sent que le ciel du sud n’est pas loin ; la nature du nord, jusque-là rude et extrême, y entre en contact avec le midi; elle fait quelques efforts pour se modérer et sourire. La terre notre commence; elle allonge à l’infini des plaines ses gras labours, changés l’été en mer de froment. Le chêne apparaît et donne un aspect plus robuste aux maigres lisières de bouleaux. A l’orient, du côté d’Életz et des sources du Don, il y a des vallées charmantes, emplies la nuit de grands feux et de bruits de chevaux; Orel est un des centres d’élevage, les petits paysans et leurs poulains vaguent tout l’été dans ces pâtis de marais. A l’occident, la Desna s’engage dans les vieilles forêts de Tchernigof ; la jolie rivière réfléchit les monastères de Briansk, et puis des plus et des trembles, tant que les siècles en ont pu mettre, pendant des lieues et des lieues, d’éternelles lieues russes. Sur le sol humide de ces forêts, le printemps jette une profusion d’herbes et de fleurs comme je n’en ai vu nulle part au monde. A peine la neige fondue au soleil des longues journées, cette riche terre entre en amour, en folie; la sève s’y précipite comme le sang dans de jeunes artères; la vie triomphante éclate sous bois en couleurs, en parfums, en murmures; cette ivresse de la nature étourdit l’homme; le chasseur ou le bûcheron égarés dans ces halliers semblent si chétifs, si tristes!.. De loin en loin, dans les plaines cultivées, des « nids de seigneurs, » des habitations toujours semblables; un corps de bâtiment en bois ou en briques, élevé sur un perron, surmonté d’un attique en zinc, flanqué d’une tourelle à clocheton ou, plus modestement, d’une aile en retour; quelquefois, quand le « seigneur » est riche et peut réparer, toute cette bâtisse est d’un blanc de chaux éclatant sous les toits verts; le plus souvent, les hypothèques de la banque de district rongent le seigneur et sa maison, on s’en aperçoit aux lézardes, aux bâillemens des briques ou des revêtemens de sapin, à la folle avoine qui poursuit l’ortie sur les marches du perron. Derrière la maison, une allée de tilleuls joint la grande route; devant, un verger de cytises et de saules descend en pente douce vers l’étang, l’immuable étang aux eaux mortes, dans le creux du ravin; on croirait qu’aucun vent n’a jamais ridé cette eau sous les joncs; calme et muette comme l’existence de la famille qui végète là, elle subit la couleur du nuage qui passe, rose le matin, grise le jour; il semble que si la maison disparaissait, ce vieux miroir figé en garderait l’image par habitude, et aussi les souvenirs, les pensées des enfans qui ont grandi sur ses bords ; c’est pour cela peut-être que l’homme russe s’attache