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Tourguénef citait un mot caractéristique, tombé de la bouche d’un paysan aux alentours du monument. A un camarade qui demandait le nom de ce seigneur de bronze, le moujik avait répondu : « C’est un maître d’école. » L’orateur s’appropriait le mot et le développait, disant avec raison que ce passant, dans son ignorance, avait trouvé le vrai nom du héros de la fête. Le premier poète russe avait été le maître d’école de ses concitoyens, il avait suscité leur langue et leur pensée. — Le jour, prochain sans doute, où l’on dressera à Moscou la statue de Tourguénef, le paysan pourra répéter son mot : celui-là aussi fut un maître d’école.

Sa génération l’écouta de préférence à tout autre. On se tromperait en cherchant uniquement dans ce que nous appelons le talent les causes de cette adoption populaire; combien, parmi ces lecteurs primitifs et passionnés, s’inquiètent du talent, des artifices de forme, des délicatesses de pensée? Dans les lettres comme en politique, un peuple suit d’instinct les hommes qu’il sent lui appartenir, faits de sa chair et de son génie, pétris de ses qualités et de ses défauts. Ivan Serguiévitch personnifiait les qualités maîtresses du vrai peuple russe : la bonté naïve, la simplicité, la résignation. C’était, comme on dit vulgairement, une âme du bon Dieu; ce cerveau puissant dominait un cœur d’enfant. Jamais je ne l’ai approché sans mieux comprendre le sens magnifique du mot évangélique sur les simples d’esprit, et comment cet état d’âme peut s’allier à la science, aux dons exquis de l’artiste. Le dévoûment, la générosité du cœur et de la main, la fraternité, tout cela lui était naturel comme une fonction organique. Dans notre monde avisé et compliqué, où chacun est durement armé pour la lutte de la vie, il semblait tombé d’ailleurs, de quelque tribu pastorale et fraternelle de l’Oural : grand enfant doux, distrait, suivant ses idées sous le ciel ainsi qu’un pâtre suit ses troupeaux dans la steppe. Au physique même, ce haut vieillard tranquille, avec ses traits un peu rudes, sa tête sculpturale et son regard intérieur, rappelait certains paysans russes, l’ancêtre qui préside la table dans les familles patriarcales, ennobli seulement et transfiguré par le travail de la pensée, comme ces paysans d’autrefois qui se firent moines, devinrent des saints, et qu’on voit représentés sur les iconostases des églises avec l’auréole et la majesté de la prière. La première fois que je rencontrai ce bon géant, statue symbolique de son pays, j’eus grand’peine à définir mon impression ; il me semblait voir et entendre un moujik sur qui serait tombée l’étincelle du génie, qui aurait été enlevé sur les sommets de l’esprit sans rien laisser en chemin de sa candeur native. Il ne se fût certes pas offensé de la comparaison, lui qui aimait tant son peuple !

Et maintenant, au moment de parler de son œuvre littéraire.