Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/793

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Russie! Le talent de l’écrivain, dans ses meilleures productions, n’était que l’émanation directe de cette terre, une communication spontanée de la poésie des choses; il n’est pas une page de son œuvre où l’on ne sente, suivant l’expression nationale, « la fumée de la patrie. »

Aussi avec quelle passion tout son peuple la respirait dans ses écrits ! Certes, nous avions accueilli et adopté Tourguénef comme s’il était de notre maison; nul étranger ne fut aussi lu, aussi goûté à Paris; cette haute gloire a un versant français; mais enfin nous ne demandions à son œuvre que ce qu’on demande à toute œuvre d’art, dans l’état de civilisation où nous sommes parvenus : un passe-temps raffiné, une diversion aux vrais intérêts de la vie, une impression rapide et extérieure; nous lisons les livres comme le passant regarde un tableau dans la devanture du marchand, un instant, du coin de l’œil, en allant à ses affaires. Si vous saviez comme ils lisent autrement leurs poètes, là-bas! Ce qui est pour nous un régal de luxe est pour eux le pain quotidien de l’âme. C’est l’âge d’or de la grande littérature, celui qu’elle a traversé chez tous les peuples très jeunes, en Asie, en Grèce, au moyen âge. L’écrivain est le guide de sa race, le maître d’une multitude de pensées confuses, encore un peu le créateur de sa langue; poète, au sens ancien et total du mot, — vates, poète, prophète. Des lecteurs naïfs et sérieux, nouveaux arrivés dans le monde des idées, avides de direction, pleins d’illusions sur la puissance du génie humain, demandent à leur guide intellectuel une doctrine, une raison de vivre, une révélation complète de l’idéal. En Russie, la petite élite d’en haut a atteint depuis longtemps et dépassé peut-être notre dilettantisme; mais les classes inférieures commencent à lire, elles lisent avec fureur, avec foi et espérance, comme nous lisions le Robinson à douze ans. Terres vierges, disait le grand romancier. Des imaginations sensibles reçoivent de plein choc l’impulsion du livre; elle ne s’amortit pas, comme chez nous, sur un vaste établissement intellectuel; le journalisme n’a pas dispersé les idées et la puissance d’attention; on ne compare pas, donc on croit. Après avoir lu Pères et Fils, ou un Nid de seigneurs, nous disons : Ce n’est qu’un roman. Pour le marchand de Moscou, le fils du prêtre de village, le petit propriétaire de campagne, sur l’étagère où quelques volumes de Pouchkine, de Gogol, de Nékrassof représentent l’encyclopédie de l’esprit humain, ce roman est un des livres de la bible nationale; il prend l’importance et la signification épique qu’avaient l’histoire d’Esther pour le peuple de Juda, l’histoire d’Ulysse pour le peu()le d’Athènes, les romans de la Rose ou de Renart pour nos ancêtres.

Il y a trois ans, en inaugurant à Moscou la statue de Pouchkine,