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l’instruction primaire a été largement et efficacement organisée. Cependant, entre l’enseignement primaire et l’enseignement classique, il restait encore un grand vide : toute une classe de la population, industriels, commerçans, agriculteurs, qui n’avaient pas besoin de l’enseignement classique, voulaient plus que l’enseignement primaire. L’état a donné satisfaction à ce besoin, et M. Duruy, à son grand honneur, a fondé l’enseignement spécial ; maintenant, entre cet enseignement spécial et l’enseignement primaire, s’insère encore un moyen terme, l’enseignement primaire supérieur, fondé en principe par la loi de 1833, mais qui s’introduit aujourd’hui dans les faits. Que d’autres enseignemens de diverses sortes ont été successivement créés pour répondre aux réclamations les plus diverses : écoles d’apprentissage, écoles des arts et métiers, écoles d’agriculture, sans compter les établissemens d’enseignement supérieur, dont le nombre et les espèces se sont prodigieusement multipliés ! La création de l’enseignement des filles n’a été que la suite inévitable de tous les faits précédens.

Sans doute, il était juste d’admettre la liberté d’enseignement comme un élément de concurrence avec l’enseignement de l’état, et, en cela, on a eu raison ; mais cette concurrence doit servir à stimuler l’état et non à le remplacer. Si la concurrence est bonne envers l’état, elle est bonne aussi envers l’initiative privée. Là où existe le monopole de l’état, il faut établir la liberté ; c’est ce qui a été fait pour les garçons en 1850 ; mais là où n’existe que la liberté, il faut établir l’enseignement de l’état, afin que les deux principes coexistent partout, et c’est ce qu’on vient de faire pour l’enseignement des filles. D’un côté, l’enseignement de l’état a précédé la liberté ; de l’autre, c’est la liberté qui a précédé l’enseignement de l’état ; mais la concurrence réciproque est aussi légitime d’un côté que de l’autre.

Il faut remarquer ici l’un des caractères frappans et singuliers de la civilisation moderne ; c’est que tout s’y fait de plus en plus par masses. Voyez : le service militaire universel, les expositions universelles, le libre échange, c’est-à-dire l’échange universel, les emprunts nationaux, et même cosmopolites, ouverts à toutes les bourses, etc. C’est ce que l’on appelle en mathématiques la loi des grands nombres. D’après cette loi, dans les grands nombres, les erreurs s’évanouissent, les petites différences se compensent et s’annulent ; mais il faut de très grands nombres. C’est à cet ordre d’idées qu’il faut rapporter le vote universel, l’instruction obligatoire et gratuite, c’est-à-dire universalisée, les petits journaux, l’empire des annonces. Ce sont là des faits si nombreux et qui, la plupart, se sont produits d’une façon si spontanée, si naturelle et