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affaire déjà fertile en surprises et en mécomptes. Comment en sortirat-on ? Comment viendra-t-on à bout des difficultés, des complications qu’on a créées, qu’on a du moins aggravées pour n’avoir su ni prévoir, ni vouloir, ni agir à propos ? C’est là maintenant la question.

Qu’on le remarque bien en effet : la plupart des embarras accumulés dans cette affaire du Tonkin n’ont rien d’imprévu. Les uns naissent de la situation même, les autres ne sont que le résultat du système de conduite qu’on a suivi. Ce n’est pas d’aujourd’hui que se sont produits tous ces faits qui ont provoqué ou qui expliquent notre intervention : et les incursions fatigantes de ces bandes armées, connues sous le nom de « pavillons noirs, » et la complicité des forces régulières annamites, et l’attitude d’observation hostile, menaçante de la Chine, revendiquant des droits sur des territoires auxquels nous prétendons étendre notre protectorat. Tous ces faits, on les connaissait, on pouvait les connaître. Le malheureux Rivière, placé en sentinelle au poste avancé d’Hanoï, les avait signalés avant de tomber victime de sa vaillance au mois de mai dernier ; depuis près d’un an, il ne cessait de prévenir le gouvernement des dangers qui l’entouraient, et si on lui avait envoyé plus tôt les secours qu’il demandait, on n’aurait pas sauvé seulement la vie d’un brillant officier, on aurait peut-être empêché les difficultés de se développer et de grandir. On n’a rien fait, on a laissé l’infortuné commandant de la citadelle d’Hanoï à l’abandon : au fond, on n’osait pas avouer devant les chambres la pensée d’une action sérieuse dans ces contrées lointaines du fleuve Rouge. Ce n’est qu’à la mort du commandant Rivière que le gouvernement, réveillé par cette héroïque échauffourée et prenant une résolution tardive, montrait une certaine velléité d’action. Il se hâtait de demander aux chambres des crédits pour les nécessités les plus urgentes, et il expédiait quelques renforts qui pouvaient passer pour l’avant-garde d’une expédition plus importante ; il se faisait même un devoir de nommer sans plus de retard un commissaire civil’avec des pouvoirs extraordinaires dans le Tonkin. Bref, il paraissait avoir profité de la circonstance pour prendre un grand parti, pour se décider à une action sérieuse ; on l’aurait dit du moins, puisqu’on même temps il repoussait avec quelque dédain un projet d’arrangement que notre représentant à Pékin, M. Bourée, avait négocié avec un dignitaire du Céleste-Empire, au sujet de ces régions indécises et contestées du fleuve Rouge. M. Bourée, dans la sage pensée d’éviter de plus graves complications, avait effectivement préparé une sorte de convention qui pouvait, dès ce moment, régler cette question du Tonkin, en laissant dans une obscurité calculée les droits de suzeraineté réclamés par la Chine, en établissant de plus une zone neutre entre nos possessions et les possessions chinoises. C’est ce projet que M. le ministre des affaires étrangères traitait fort dédaigneusement devant les chambres, qu’il repoussait avec hauteur,