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de l’expression, esprit ou grâce, éloquence ou force, tout ce qui s’est jadis nommé du nom de talent, ou de génie même, est-il en effet quelque chose de tout cela qui compte aux yeux d’un déchiffreur de textes ou d’un publicateur d’inédits ? Et l’opinion, qu’ils ont déjà plus d’à moitié pervertie, semble devoir bientôt partager leur avis.

Ce n’est pas, à la vérité, que les documens inédits ne puissent quelquefois, en littérature comme en histoire, servir de quelque chose. Des comptes de ménage n’ont pas laissé d’ère utiles aux biographes de Voltaire, et nous avons vu jusqu’à des parties d’apothicaire tenir assez bien leur place dans l’histoire de la vie et des, œuvres de Molière. Quoique je ne sois pas sûr, après cela, que les conclusions que l’on en a tirées n’eussent pu l’être tout aussi bien d’ailleurs, j’accorderai donc qu’un document inédit ne manque pas toujours d’intérêt. Je dirai plus : on se résignerait même, et l’on subirait volontiers ce débordement de paperasses s’il n’y avait rien autre chose à faire, et que nos érudits, avant de procéder à ces inventaires d’archives, nous eussent donné tout ce que nous sommes en droit d’attendre et d’exiger d’eux. Mais tant s’en faut que nous en soyons là ! Et quand cette chasser aux inédits n’aurait eu d’autres inconvéniens dans le passé, comme quand elle ne présenterait d’autres dangers dans l’avenir, que de détourner, je ne dis pas encore la critique, mais l’érudition elle-même de la véritable voie de ses recherches, on conviendra peut-être que c’en serait assez pour donner à réfléchir.

Qui croira par exemple, pour ne parler ici que du seul XVIIIe siècle, que nous n’avons encore, en 1883, une bonne édition ni de Voltaire ni de Rousseau ? j’entends une édition critique, sans tant de « variantes » ni de « commentaires, » mais conforme au texte de l’auteur, et contenant au moins, sous une forme ou sous une autre, tout ce que l’on peut désirer, tout ce que nous aurions besoin de savoir de la composition, de l’impression, de la publication des principaux ouvrages de Voltaire et de Rousseau. Je ne dis rien de Buffon. C’est tout simplement une pitié que le désordre et la confusion des éditions que nous avons de l’Histoire naturelle. Je crois que l’on a prétendu les tenir au courant de la science. Autant vouloir faire profiter des découvertes de M. Maspero le style du Discours sur l’histoire universelle, et le texte de l’Essai sur les mœurs des travaux de M. Max Müller ! Qui nous donnera cependant ces éditions ? Les érudits soutiendront-ils que ce n’est pas leur affaire ? ou contesteront-ils peut-être le besoin que l’on en aurait ? C’est qu’alors ils n’ont pas beaucoup pratiqué le Rousseau de Musset-Pathay, qui passe pour le meilleur, ni le Voltaire de Beuchot, qui d’ailleurs est à peu près tout ce qu’il pouvait être il y a cinquante ans. Il est possible aussi qu’ils n’aient jamais lu de Voltaire et de Rousseau que ce qu’ils en récitaient quand ils étaient au collège.

Si nous n’avons pas des Œuvres de Voltaire l’édition que nous souhaiterions,