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dans ses mains ! Il brûle à petit feu ses prisonniers, vend leurs femmes et leurs enfans. Samory n’est pas un vrai sultan comme Ahmadou. Quoiqu’on le dise très pénétré de l’idée de sa mission divine, cet aventurier de grande taille, à la voix haute et-vibrante, paraît être avant tout un admirable spéculateur en bois d’ébène, le grand pourvoyeur de captifs du marché de Keniera, et son commerce eût embrassé avant peu toute la vallée du Niger, si le colonel et son monde ne fussent entrés à Bamako un peu plus tôt qu’on ne les y attendait.

On arrivait à point. Les bandes de Samory, commandées par son frère Tabou, poussaient déjà des reconnaissances jusqu’aux portes de la ville, divisée en deux partis. L’un, qui se recrutait parmi les marchands maures, travaillait pour le conquérant. Le colonel s’appuya sur le parti national et fétichiste et déjoua par quelques mesures de rigueur les intrigues des Maures. Sa situation ne laissait pas d’être critique. Il recevait du nord des dépêches alarmantes, on lui annonçait qu’une armée était partie du Kaarta pour couper sa ligne de ravitaillement. L’attitude du sultan Ahmadou n’était pas non plus rassurante. Il fallait frapper un coup de force qui tînt tout le monde en respect. Il demanda un suprême effort à sa troupe harassée, surmenée. A peine lui laissa-t-il le temps de respirer avant de la conduire à l’ennemi. L’affaire fut sérieuse et en apparence indécise. Heureusement la violence de ce premier choc avait fait une si vive impression sur les lieutenans de Samory qu’ils ne purent se résoudre à accepter de nouveau le combat. Ils se dérobèrent bientôt par une fuite précipitée et il fallut renoncer à les poursuivre ; ces escadrons si refoulés l’étaient dissipés comme une fumée. Nous avions payé chèrement notre succès, mais il fut aussi fructueux que nous pouvions le désirer. Le sultan Ahmadou resta tranquille, se résigna au fait accompli, et s’abstint de nous déranger dans nos travaux de maçonnerie. De son côté, le roi de Kaarta n’essaya point de couper nos communications. Il avait annoncé au colonel « que le jour où il le rencontrerait les oiseaux du ciel n’auraient pas besoin de chercher leur nourriture. » Il s’est arrangé pour ne pas le rencontrer et les oiseaux du ciel ont dû se pourvoir ailleurs.

Après avoir laissé dans le fort, désormais en état de défense, une garnison composée de trente-neuf Européens et de cent-vingt-neuf indigènes, confiés aux soins du capitaine Grisot, l’héroïque petite troupe quitta Bamako le 27 avril de cette année pour regagner Saint-Louis. Elle pouvait se rendre le témoignage qu’elle avait bien travaillé pendant ses trois campagnes et utilement employé son temps. Par la prise de deux villages fortifiés, enlevés d’assaut malgré une fusillade meurtrière, par la chute de l’orgueilleuse citadelle de Mourgoula, poste avancé des Toucouleurs, par les glorieux combats livrés sur le Niger, elle avait contraint les chefs assez puissans pour arrêter notre marche à capituler