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condamner un livre sans se croire l’ennemi de l’auteur, et ne jamais punir un galant homme du seul tort de n’être pas de son avis. Mais ces ménagemens ne coûtaient rien à sa franchise; car il était expert dans l’escrime de l’ironie; et, pour être dites à mi-voix, ses malices n’en furent pas moins comprises de tous ceux qui connaissaient l’art de lire entre les lignes, ou d’interpréter les sous-entendus. Ce badinage qui associait le lecteur à ses épigrammes, et les suggérait au lieu de les achever, n’était chez M. de Féletz que le talent de la conversation appliqué pour la première fois à la critique. S’il eut en effet une prétention, ce fut celle de ne point paraître un littérateur, mais un lettré, qui écrivait comme parlent les honnêtes gens dans un cercle choisi. De là ce naturel d’un style exempt de tout apprêt. En s’adressant au public, le journaliste est encore l’homme du monde dont le fauteuil ne devient jamais une chaire. Sans doute il s’observe, car on l’écoute; mais sa circonspection n’empêche point l’abandon et l’allure légère d’un esprit qui aime mieux effleurer qu’insister. Même quand il traite des questions austères, il les égaie d’un sourire. Jusque dans un entretien sur des traductions d’auteurs grecs ou latins (car c’étaient alors des livres à la mode), il glisse des amorces pour les profanes; et, loin de s’étaler, son savoir se dérobe sous un enjouement qui ne songe point à faire la leçon aux ignorans. Par de naïfs retour sur lui-même, il échappe au ton dogmatique et donne à ses jugemens la forme d’une impression personnelle qui se soumet à nous plutôt qu’elle ne s’impose. Cette discrétion n’émoussait point la pointe d’une malignité qui eut, à l’occasion, ses vives saillies. Un jour, dit-on, un personnage officiel, trop vain de la fausse grandeur qu’il devait à ses bassesses, l’abbé de Pradt, contestant aux rédacteurs des Débats l’exactitude d’un fait, s’écria d’un air insolent : « Ah! pour cela, messieurs, il n’y a que moi qui paisse en répondre; car, pour le savoir, il faut aller dans la bonne compagnie. — J’y vais, moi, riposta M. de Féletz; et, ce qui m’étonne, c’est que je ne vous y ai jamais rencontré. »

Oui, son originalité fut de raviver ces traditions de savoir-vivre qu’avaient interrompues la révolution et l’empire. Voilà le secret de la faveur qu’obtint si rapidement un écrivain supérieur à tant d’autres par la mesure, la tenue et la simplicité. La déclamation ayant été, depuis dix ans, la langue des lettres et de la politique, on prit plaisir au retour d’une qualité qui était la censure d’un défaut antipathique au génie de notre race. Ce langage sobre et tout uni devint un modèle de goût, et même de conduite ; car le faux va des mots aux choses, et des paroles aux actes. Ainsi donc, en opposant sa justesse à tant d’hyperboles qui enflaient encore la voix autour de lui, M. de Féletz rendit service à une génération qui, après