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purger une scène déshonorée par des barbares, de faire la leçon aux spectateurs, aux auteurs et aux acteurs, de remettre ainsi chacun à sa place, en un mot de châtier les vices d’une décadence, et trop souvent d’improviser quelque chose avec le néant. Pour y réussir, Geoffroy eut besoin de modifier ses habitudes, car son naturel visait à la justesse plus qu’à l’agrément. Solide jusqu’alors, mais un peu lourd, il dut s’assouplir et s’alléger, non sans peine (car l’effort se trahit) ; cependant, il finit par animer d’un vif entrain des articles précis comme un rapport officiel, et belliqueux comme des bulletins de bataille. Sa plume fut en effet une arme de guerre, et, pendant quatorze ans, elle s’acharna sans merci contre tout. ce qui, de près ou de loin, rappelait l’esprit philosophique et révolutionnaire. la meilleure part de sa popularité vint donc de l’adresse qu’il mit à flatter ou irriter les passions des partis.

C’est dire que la politique nuit à la littérature dans ces éphémérides, où se combinent les haines et les préjugés d’une double réaction. Apre et mordant, il a le nerf et la verdeur d’un bon sens qui assène avec force des vérités brutales; mais, lors même qu’il a raison, il risque de se donner tort par une outrecuidance qui sent le collège. Ce qui domine en lui, c’est l’humaniste qui, tout plein de ses auteurs, s’appuie sur leur autorité comme un théologien sur les Écritures. On ne peut lui contester un savoir étendu, mais qui n’eut rien de curieux ou de raffiné. Étranger à toutes les finesses de l’atticisme, il comprend les mâles beautés de Sophocle ou de Démosthène; mais la grâce lui échappe, et il défigure Théocrite dans une traduction où il l’affuble de fausses élégances. Bien que formé à la meilleure école, son goût est celui qui s’apprend et se transmet. En face des modèles, il exprime seulement les aperçus rapides qu’une première lecture suggère à un esprit bien fait et suffisamment orné. Tout en appliquant aux chefs-d’œuvres anciens et modernes d’heureuses facultés d’analyse, il manque de vues supérieures et ne dépasse jamais la limite des régions moyennes où se tenaient les prétendus connaisseurs d’autrefois.

Malgré l’infatuation d’un aristarque trop prompt à décider et à trancher sur un ton d’oracle, avec un air d’infaillibilité despotique, on ne lui refusera pas un jugement sain, qui ne se trompe guère toutes les fois que sa clairvoyance n’est point offusquée par une prévention ou un intérêt. Il sait dire : « Ceci est bon, cela est mauvais. » Or ce mérite a d’autant plus de prix qu’aujourd’hui la critique est trop souvent la fantaisie du pur caprice « sentenciant les procès au sort des dés, » comme dit certain personnage de Rabelais. Lui, du moins, il croit avoir charge d’âmes, et se prélasse dans un sacerdoce. C’était pécher par un autre excès, mais qui eut son