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guettaient l’occasion d’une revanche. Elles furent activement servies par Fouché, le ministre de la police, qui vengeait ses rancunes personnelles en ayant l’air de prendre sous son patronage les idées philosophiques et la libre pensée. En pleine Académie, M. Suard dénonça les collaborateurs de Fiévée comme partisans des Bourbons. Bientôt on l’accusa de révéler à l’Angleterre l’état de nos armemens maritimes, pour avoir annoncé que deux vaisseaux de ligne venaient d’être lancés dans le port d’Anvers. Or, cette note avait été empruntée textuellement au Moniteur. Sous ces vaines chicanes se cachaient les griefs de certains révolutionnaires devenus césariens. Ils ne pardonnaient pas à des hommes d’esprit une modération qui condamnait leur passé. Voilà pourquoi, toujours prêts à intenter des procès de tendances, ils eussent volontiers fait revivre la loi des suspects contre des écrivains qu’il était plus facile de bâillonner que de réfuter[1]. Ces perfidies et ces calomnies en vinrent à leurs fins : « Je ne peux plus vous défendre, » dit un jour l’empereur à Fiévée ; et, lui retirant ses pouvoirs, il les transmit à M. Etienne, qui, par ses opinions et ses amitiés, appartenait à l’école du XVIIIe siècle. C’était capituler devant des ennemis qui seraient entrés dans la place en conquérans, si le nouveau titulaire n’avait pas, à force de tact, essayé loyalement de concilier les traditions du journal avec les exigences de sa dictature. Mais son adresse ne put conjurer d’impérieux caprices dont le dénoûment fut, en 1811, l’acte d’un autocrate confisquant la propriété du journal comme un butin de guerre, sans même excepter l’argent qui était en caisse, les papiers déposés en magasin, et les meubles du bureau de rédaction.

Ce coup de foudre justifie le Journal des Débats contre ceux qui lui reprocheraient d’avoir grandi à l’ombre de la pourpre impériale. Sachons-lui gré plutôt de ne s’être pas alors résigné sans murmure à l’obéissance passive. Si sa résistance fut presque imperceptible, la faute en est aux entraves qui réduisirent toute protestation à des allusions indirectes et fugitives. Il eut du moins le courage de défendre plus d’une victime, de rester fidèle à la gloire disgraciée, de louer constamment Delille, dont le silence déplaisait fort, d’exalter Chateaubriand, de combattre des doctrines sympathiques au despotisme, et parfois de se taire, ce qui était l’unique forme du blâme. On ne lui refusera pas non plus d’avoir consolé les honnêtes gens par la seule liberté qui fût possible, celle de la critique littéraire.

Elle eut alors plus d’à-propos que jamais. Après un tel déluge d’erreurs, le bon sens allait donc enfin retrouver, à son tour, cet air de nouveauté, qui, en France, est indispensable au succès ! Dans

  1. C’est ce que témoignent les notes adressées par Fiévée à l’empereur.