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sera notre situation dans l’avenir. Si, séparés de l’Angleterre, avec laquelle nos démêlés risquent d’augmenter sans cesse, nous demeurons toujours seuls en face d’une Allemagne hostile et d’une Italie jalouse, tandis que les empires de l’Est épuiseront en Orient, dans des luttes sanglantes et toutes au profit de la barbarie, des forces qui auraient pu servir au triomphe de la civilisation, que deviendrons-nous ? Il est trop tôt pour répondre à cette question, mais il n’est que temps de la poser. Les parties qui se jouent dans la politique extérieure ne se terminent pas en quelques coups ; souvent, bien souvent, on ne saurait deviner les conséquences que les premières fautes, les premières imprudences exerceront sur le dénoûment. Les « dés de fer du destin » tombent bien des fois sur le tapis vert avant de prononcer d’une manière définitive entre les nations qui se disputent l’enjeu. Leur bruit sourd et répété est un avertissement lointain, mais infaillible, que les hommes d’état sans prévoyance ne savent malheureusement pas écouter. Mais ceux qui ont conservé quelque intelligence, quelque patriotisme et quelque dévoûment comprennent que le danger approche, que l’heure est venue de le conjurer. Puisse-t-il s’en trouver parmi nous ! Ils auront besoin d’un certain courage pour secouer la torpeur de la nation et l’habituer à calculer, dans chacun de ses mouvemens, non-seulement l’effet qu’il produit à l’intérieur, mais le contre-coup qu’il exerce au dehors. Je ne sais jusqu’à quel point ce courage est compatible avec les mœurs politiques actuelles. Pourtant il n’y a pas d’illusion à se faire : c’est du salut de la France et de celui de la république qu’il s’agit. Séparer ces deux choses serait inexcusable, car les formes de gouvernement ne méritent qu’on s’y attache qu’autant qu’elles favorisent les progrès de la nation. Longtemps absorbé par les affaires intérieures, le parti républicain n’a donné à la politique étrangère qu’une attention distraite, indifférente ; plus tard, lorsque les circonstances l’ont obligé à s’en occuper, il y a apporté une ignorance, une faiblesse, une versatilité qui ont déjà produit les plus funestes résultats. Dissimuler ses fautes, trahir la vérité pour éviter de froisser les amours-propres ou de déranger des partis-pris d’optimisme, serait d’un mauvais citoyen. Je n’ignore pas qu’en tenant la conduite opposée, on s’expose aux pires calomnies, mais qu’importe ! L’essentiel est que chacun, dans la mesure de ses forces, travaille à éclairer le pays sans se préoccuper de savoir s’il sert les passions du jour, ou s’il soulevé, au contraire, les colères de ceux dont le patriotisme, aussi étroit que leur esprit, aussi débile que leur cœur, est toujours prêt à sacrifier les intérêts de la France à des fanatismes grossiers ou à de vulgaires ambitions.


GABRIEL CHARMES.