Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/592

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

acceptent plus aisément leur domination que celle de bureaucrates pointilleux. Elles préfèrent l’arbitraire aux rigueurs administratives. Jamais, par conséquent, l’Autriche ne les assimilerait. L’empire de l’Est composé de Polonais, de Slaves catholiques, de Hongrois, de Slaves orthodoxes, d’Allemands, serait une marqueterie sans consistance. Aucune race n’aurait une majorité et une puissance suffisantes pour s’imposer aux autres et les diriger: Des émeutes éclateraient sans cesse dans chaque province, amenant l’intervention des puissances voisines. Quand on parle de la couronne de Byzance à mettre sur le front du Habsbourg, on se trompe : le Habsbourg ne trouverait pas à Constantinople la couronne de Byzance, il y trouverait seulement l’aigrette multicolore du sultan.

Mais Constantinople est bien loin de Vienne, malgré tout ce qui s’est fait depuis quelques années pour l’en rapprocher. Personne n’ignore, en Autriche, qu’on ne pourrait y arriver qu’en écrasant la Russie; or il est impossible d’écraser la Russie, parce qu’il est impossible de l’atteindre, comme l’a prouvé l’exemple de Napoléon Ier. Si la guerre venait à éclater entre elle et l’Autriche, il y aurait deux champs de bataille: la Pologne et la Galicie d’une part, de l’autre les Balkans. Il n’est peut-être pas difficile de deviner comment les opérations commenceraient. A l’heure actuelle, le plus gros des forces russes est amassé en Pologne, presque toutes les divisions: de cavalerie, en particulier, y sont concentrées, presque tous les cosaques y sont réunis. Le jour même de l’ouverture des hostilités, ces hardis cavaliers fondraient sur la Galicie, dont ils ne sont séparés par aucune barrière naturelle ou artificielle, dévasteraient, le pays, détruiraient les routes, feraient sauter les ponts, s’empareraient des villes et des points stratégiques. L’Autriche, dont l’armée est dispersée, ne pourrait les atteindre immédiatement. Alors il est probable que l’Allemagne interviendrait et dirait, à son alliée : « Marchez dans les Balkans, je me charge de la Pologne, » et qu’elle s’établirait sur la Vistule. Savoir si, plus tard, elle rendrait ce qu’elle aurait pris, nul ne le peut; mais, quand on se soutient du célèbre Beati possidentes, on a, sur ce point, des doutes assez sérieux. Il faudrait bien d’ailleurs que l’Allemagne gardât la Vistule pour protéger les derrières de l’Autriche, car celle-ci, fût-elle absolument victorieuse dans les Balkans, serait obligé d’y rester l’arme au bras pour vaincre les révoltes et résister aux complots continuels, aux attaques incessantes de la Russie. A moins d’être refoulée à tout jamais dans les steppes d’où elle est sortie, cette dernière ne pourrait point, en effet, laisser l’Autriche, prendre sa place en Orient, elle puiserait indéfiniment dans l’immense réservoir d’hommes qu’elle possède afin de jeter contre son ennemi des armées ou des bandes toujours renouvelées. Ce serait