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d’Autriche, fatigués, humiliés, irrités de vivre sous la domination de races qu’ils avaient jadis vaincues, et qui sont ou qu’ils jugent inférieures, ne se tourneront pas un jour vers le grand empire germanique, dont l’attraction a déjà réuni tous leurs frères? L’obstacle qui les en séparait était d’abord le catholicisme, mais le Culturkampf est fini; et en second lieu l’esprit libéral, mais le libéralisme courra plus de risques en Autriche, avec un gouvernement slave, qu’il n’en court en Allemagne, où tant d’indices semblent indiquer que le règne prochain sera un règne libéral. Or le jour où la maison de Habsbourg perdrait ce qui lui reste d’Allemands, gagnât-elle tous les Slaves des Balkans, ne serait-ce pas la fin de ses glorieuses destinées?

Mais les Slaves des Balkans ne sont pas faciles à gagner. Deux routes s’offrent à l’Autriche pour s’avancer parmi eux : celle de Salonique et celle de Constantinople. Il est malaisé de dire laquelle des deux est la plus périlleuse. Ou a vu quel effort, quel effort démesuré, comparé au profit immédiat de l’entreprise, a nécessité l’occupation de l’Herzégovine et de la Bosnie; on peut juger par là de celui qui serait indispensable pour occuper la Macédoine. Il faudrait peut-être deux ou trois cent mille hommes rien que pour contenir l’Albanie, et on aurait encore derrière soi la Bulgarie et la Roumélie orientale prêtes à s’insurger, sans parler du Monténégro, suspendu comme un nid de pirates sur le chemin qui conduit à Salonique. Quant à Constantinople, c’est la presqu’île des Balkans tout entière dont on devrait s’emparer si l’on voulait planter la croix latine au lieu de la croix grecque, sur la coupole de Sainte-Sophie, à la place du croissant. Et que gagnerait-on à le faire? Supposons, pour un instant, que le succès soit possible, supposons que l’OEster-Reich, que l’empire de l’Est soit constitué, quelle serait sa situation? Absolument celle de la Turquie d’aujourd’hui. Entre l’Autriche et les populations slaves des Balkans il y a une barrière qui ne tombera pas : c’est la religion orthodoxe, et le souvenir de deux siècles de politique moscovite suivie avec une habileté et une persistance admirables. Toutes ces masses orthodoxes, profondément religieuses, ont vécu deux siècles de la légende de la sainte Russie; dans toutes les crises de leur histoire, elles ont pris l’habitude de se tourner vers Moscou; là pour elles est l’idéal, le patriotisme, la poésie, l’avenir. La communauté de langues, de sentimens, de croyances crée entre elles et les Russes un lien indissoluble. Rien ne serait moins propre à le briser que l’administration méticuleuse et étroite de l’Autriche. Les populations slaves des Balkans ont l’habitude d’être gouvernées sommairement et cavalièrement, à la turque ou à la russe, par des maîtres ; et, pourvu que ces maîtres soient de même race et de même religion qu’elles, elles