Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/585

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lorsqu’un état devient trop prépondérant en Europe, les intérêts lésés ou menacés se contractent, cherchent à se concerter, et se groupent instinctivement autour de la puissance la plus grande et la plus capable de former un contrepoids salutaire. Or, en 1871, la Russie était incontestablement cette puissance-là. Elle n’avait pas été vaincue par les soldats du maréchal de Moltke, elle s’était recueillie depuis un quart de siècle, et l’on estimait ses ressources militaires, renouvelées depuis ce temps, d’autant plus grandes qu’elle n’en avait pas encore donné la mesure ; car ainsi qu’on l’a fait finement observer, « pour un état, la puissance virtuelle qui se réserve est plus profitable et plus efficace encore que la puissance qui se déploie. » Aussi, depuis 1871, tout ce qui en Europe souffrait ou craignait, tournait-il ses regards vers la Russie. Oubliant ou ignorant même (on ignore tant de choses chez nous!) le télégramme triomphant de Versailles, et l’appui prêté à la Prusse par le cabinet de Saint-Pétersbourg durant notre malheureuse guerre, la France se mit à n’espérer que dans l’empire des tsars et à faire à perte de vue ce qu’on a bien malicieusement appelé la politique Danichef. L’empereur François-Joseph vint à Saint-Pétersbourg déposer une couronne sur la tombe de Nicolas et les archiducs d’Autriche allèrent les uns après les autres embrasser avec une effusion sincère les grands-ducs et les généraux moscovites, dont les avait séparés si longtemps un malentendu cruel et à jamais déplorable. Il n’est pas jusqu’à l’Angleterre qui ne cherchât un rapprochement avec le tsar : le différend au sujet de l’Asie centrale fut lestement arrangé lors de la première mission du comte Schouvalof; le duc d’Edimbourg épousa une fille des Romanof, et bientôt la conduite des affaires passa aux mains de ce parti tory dont les sympathies russes étaient traditionnelles. Par un retour saisissant des choses d’ici-bas, l’empereur Alexandre II eut, à la suite de l’ébranlement de 1870, la même situation de grandeur et de prestige qu’avait créée autrefois à son père le bouleversement général de 1848 : il apparut comme le pacificateur du monde et le grand justicier de l’Europe, et ce n’étaient pas seulement les gouvernemens comme en 1848, c’étaient bien les peuples qui saluaient dans le tsar le défenseur du droit des nations. Les proportions exagères données à l’alerte de 1875 et au rôle qu’y joua la diplomatie moscovite prouvèrent seulement combien le monde tenait à acclamer un sauveur dans l’empereur Alexandre II : la légende ici voulut devancer l’histoire. »

Par malheur, la légende comptait sans le grand réaliste de Varzin, qui n’a pas tardé à faire prévaloir l’histoire, et l’histoire telle qu’il l’entend, l’histoire écrite « par le fer et par le sang, » sur les utopies de l’imagination populaire. Je ne crois pas que, parmi les coups d’habileté diplomatique dont est remplie sa carrière politiquer