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perdre la crainte qu’en d’autres circonstances nous aurions pu leur inspirer. Du même coup l’estime et le respect avaient disparu. Ils ont cru de bonne foi que la politique de M. de Freycinet et de M. Clemenceau était celle de la France entière, et que nous allions nous effacer partout devant eux comme nous l’avions fait en Égypte. Quelle n’a donc pas été leur surprise lorsque, par un de ces retours d’opinion si communs chez nous, nous avons annoncé tout à coup que nous allions relever notre drapeau dans les cinq parties du monde et rétablir notre empire colonial ! À la surprise a bientôt succédé la colère. Il n’était donc pas vrai que nous eussions renoncé à toute expansion extérieure, que nous fussions résignés au rôle modeste d’une puissance de second ou de troisième ordre! Mais, alors, comment se fier à nous? comment se reposer tranquille, même en Égypte, où peut-être tenterons-nous un jour de reprendre notre situation? comment réaliser, sans tenir aucun compte de nous, les vastes ambitions que la campagne égyptienne a fait naître? L’indignation de l’Angleterre contre nos prétentions à la politique coloniale est si vive, elle éclate avec tant d’acrimonie partout où nous tentons quelque entreprise, qu’on peut dire que jamais, depuis cinquante ans, les rapports entre les deux pays n’ont été aussi tendus, les violences de polémique aussi ardentes, les soulèvemens d’opinion aussi vifs. Chose étrange ! si nous avions fait preuve de force en allant en Égypte, l’Angleterre ne nous redouterait pas, parce que, comme en Crimée, nos armes auraient été mêlées aux siennes et que la confraternité militaire est le meilleur gage d’union; nous avons fait preuve d’une inqualifiable faiblesse, et elle nous craint, et elle nous prête les plus redoutables projets! Preuve nouvelle des dangers qui peut entraîner l’excessive prudence. Si quelque chose est fait pour affliger les amis du progrès, les partisans de la paix et de la liberté, les hommes qui espéraient que la communauté des intérêts amènerait entre les peuples une ère de concorde et d’union, c’est l’étrange et douloureuse campagne à laquelle nous avons assisté en Angleterre contre le tunnel sous la Manche. Avant la bataille de Tel-el-Kébir, personne n’avait imaginé que le tunnel pût être un danger pour la sécurité de nos voisins; il a fallu une illumination subite du vainqueur d’Arabi pour amener cette stupéfiante découverte. Nul n’a mieux exprimé que M. Bright l’impression qu’elle doit produire sur tout homme de bon sens : « La création d’un tunnel, a-t-il dit, serait pour les voyageurs un grand soulagement. Mais nous sommes arrêtés par une objection, — la plus extraordinaire qui ait jamais été faite à une œuvre de progrès, — c’est qu’en perçant ce tunnel nous mettrions sérieusement en péril notre indépendance nationale. On nous dit que la Grande-Bretagne est une île. Certainement, la Grande-Bretagne est une île; je pense que c’est