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nous devons nous attendre à voir se former sur nos frontières une sorte de cordon sanitaire. On ne cherchera pas, en effet, à nous convertir aux idées dominantes; au contraire, on nous a prévenus qu’on ne nous permettrait pas de nous y rallier; qu’on nous obligerait à rester ce que nous sommes, sans espoir de changement. Il est difficile de nous donner une preuve plus éclatante de dédain. Jadis, lorsqu’il l’emportait chez nous, on craignait le rayonnement du radicalisme ; aujourd’hui on est persuadé que c’est un mal tout local, qui nous détruira à petit feu sans se communiquer à nos voisins. S’il dégénérait en révolution, on aviserait. Jusque-là on est bien aise de le voir grandir. On se borne à se prémunir contre tout danger de contagion par une ligue protectrice. Assurément la ligue n’est pas encore indestructible; mais, pour peu que nous persévérions dans les fautes qui l’ont fait naître, nous la fortifierons chaque jour davantage. Ce sera l’isolement complet, peut-être définitif. Nous comprenons qu’on s’en console lorsqu’on professe, comme tel de nos hommes d’état, l’opinion que, plus nous sommes détestés au dehors, plus nous sommes forts. Mais si l’on est d’un avis diffèrent, si l’on croit qu’il n’est pas meilleur pour une nation que pour un homme d’être seul, si, en un mot, on a le sentiment des causes qui amènent la ruine des peuples, et si on veut les prévenir, il est temps d’aviser. Dans peu d’années peut-être, il serait trop tard.


III.

Pour bien comprendre la situation présente de la France en Europe, il convient d’examiner de plus près que je ne l’ai fait jusqu’ici les deux causes qui l’ont produite : je veux dire la rupture de notre accord avec l’Angleterre et la formation de la triple alliance. L’erreur capitale, l’erreur impardonnable du parti républicain, depuis qu’il est arrivé aux affaires, l’erreur qui a compromis toute sa politique et qui l’a livrée aux aventures, est la rupture de l’accord avec l’Angleterre. On ne m’accusera pas de tenir ce langage après coup. L’année dernière, lorsqu’il était encore temps de sauver l’alliance anglaise, j’écrivais ici même : « Si cette alliance était détruite, désormais isolés en Europe, condamnés à ne pas essayer de sortir de cet isolement sous peine de réveiller tous les soupçons que nos coquetteries envers la Russie avaient soulevés autrefois, ou sous peine de nous mettre à la remorque de nos vainqueurs, nous serions à la merci d’un incident sur le continent, et, non moins malheureux sur la Méditerranée, nous n’aurions aucun appui pour poursuivre en Orient et en Afrique les essais d’expansion