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anarchique, se laissait entraîner par je ne sais quel vertige, et se mettait au service de la démagogie universelle, à quel terrible châtiment ne s’exposerait-elle pas! Qu’on se rappelle ce qui est arrivé à la république de 1848 : elle a favorisé l’expansion de la révolution dans toute l’Europe; mais aussi, quand elle est tombée sous un coup d’état, une réaction formidable a commencé partout. Il y a eu une sorte de coalition brutale de toutes les monarchies contre le danger commun. Or, il faut y prendre garde : cette coalition, à l’heure actuelle, est déjà formée. Cette fois, si nous faisions de la propagande révolutionnaire en Europe, qui sait? le coup d’état viendrait peut-être du dehors. La république que favorise la triple alliance est une république inoffensive, ou plutôt offensive pour la France seulement, et dont le rôle se borne à briser chez nous tous les grands ressorts nationaux; mais le jour où de cette république sortirait une république violente, une république menaçante pour l’Europe, notre sécurité serait compromise. Il y a un mot qui m’a beaucoup ému, j’en conviens, et que j’ai entendu répéter à satiété en Autriche : « La triple alliance pour le maintien de la république en France, disait-on, est le pendant de la triple alliance du XVIIIe siècle pour le maintien des libertés en Pologne. » C’est un avertissement terrible que nous serions insensés de dédaigner.

Ce n’est pas que je croie, pour mon compte, à la justesse des vues de M. de Bismarck sur la république. Attribuer nos malheurs à une forme de gouvernement est une singulière illusion. Le mal dont nous souffrons n’est pas là; il est dans le développement trop brusque que la démocratie a pris en France. Elle est arrivée sans transition, sans éducation surtout, à s’emparer de tous les pouvoirs; il est assez naturel qu’il lui faille quelque temps pour apprendre l’art si difficile de faire usage de la puissance absolue. Mais, à l’heure actuelle, une monarchie quelconque serait impuissante à restreindre la démocratie et, par conséquent, elle se trouverait bientôt soumise aux mêmes fluctuations que la république. Si l’Angleterre, dont la dynastie est incontestée et qui a vécu jusqu’ici de privilèges aristocratiques, se sent entraînée d’une manière tellement irrésistible par le courant démocratique qu’elle marche ouvertement vers le suffrage universel, comment veut-on qu’une dynastie qui s’implanterait avec tant de peine en France, battue par les flots révolutionnaires, dédaignée par l’opinion, rejetée par la plus grande partie du pays, pût remonter au-delà de 1848 et détruire tout ce qui s’est fait depuis? Nul ne sait ce qui adviendra de l’Allemagne elle-même lorsque la main de fer de M. de Bismarck ne sera plus là pour étouffer le parlementarisme et le libéralisme sous le poids de l’autorité impériale. Chez elle aussi, la démocratie débordera peut-être plus tôt qu’on ne croit. Au milieu de nos infortunes, nous pouvons