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n’eût pas été possible à l’époque où la république était restée libérale et conservatrice, où elle n’avait opprimé personne au dedans et perdu aucun avantage au dehors. N’est-il pas triste que le développement du radicalisme en France ait pour conséquence d’affaiblir tous les partis libéraux en Europe? Tant que ces partis sont forts, tant que les gouvernemens doivent compter avec eux, tant qu’ils ont sur la politique une influence décisive, la paix est assurée. Mais leur éclipse ou leur disparition devient un danger très sérieux, car elle laisse au pouvoir absolu des souverains le soin de décider de la politique extérieure. Or, c’est ce qui arrive en ce moment. Qu’on ne se méprenne pas sur ma pensée, je ne dis pas à coup sûr que nos fautes personnelles aient provoqué la réaction qu’on voit se dessiner partout en Europe, sauf en Angleterre; je dis seulement qu’elles ont diminué la force de ceux qui auraient pu lui résister. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, le fait est certain : à l’heure actuelle, à Berlin, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, le libéralisme est vaincu, le parlementarisme abaissé; la politique extérieure ne se fait pas devant les chambres, elle se fait dans les cours; ce sont les souverains ou leurs ministres qui la dirigent; les représentans des divers pays seraient impuissans à opposer aux résolutions prises en hauts lieux le moindre obstacle efficace.

Qu’importe, encore une fois, s’écrieront les radicaux, si nous avons les peuples pour nous? Oh! les peuples, il ne faut point assurément en faire fi. Il fut un moment en Europe où le feu couvait à la fois en Italie, en Hongrie, en Allemagne, en Pologne, et où l’on pouvait dire, comme M. de Bismarck : « La révolution est une force dont on doit savoir se servir. » Il y avait alors de grandes nations à émanciper, des nations capables de porter les armes elles-mêmes pour leur émancipation. Qu’on fît entrer dans les calculs d’une politique l’explosion probable de leur enthousiasme patriotique, rien n’était plus habile, plus judicieux. C’était une arme terrible : si difficile à manier qu’elle fût, on comprend qu’on songeât à s’en servir. Mais, aujourd’hui, les choses ont bien changé. Il n’y a plus de peuple à émanciper, à moins qu’on ne veuille se bercer encore de l’illusion de ressusciter la Pologne, ou qu’on ne compte pour des peuples les peuplades des Balkans, lesquelles souffriront bien qu’on se batte pour leur cause, mais ne se battront jamais elles-mêmes. Si les peuples se soulevaient, ce serait donc uniquement afin de renverser leurs gouvernemens, entreprise à laquelle nous ne saurions prendre part sans la plus inqualifiable des folies. On sait d’ailleurs par quels procédés les révolutionnaires travaillent de nos jours à la réalisation de leurs espérances. C’est tout bonnement à l’assassinat qu’ils ont recours. Serait-il possible que nous fissions alliance avec eux? Si la France, devenue non plus seulement radicale, mais