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l’épargne, la sagesse l’ont sauvée bien vite de ses plus grandes folies. Il ne lui a jamais fallu beaucoup d’années pour se remettre d’une révolution. Les esprits les plus conservateurs, les plus ennemis des violences, sont bien obligés de reconnaître que notre pays a fait d’immenses progrès au milieu de troubles qui auraient anéanti un peuple moins solidement constitué pour l’existence. Je ne veux point dire assurément que ces troubles aient favorisé sa croissance; ils l’ont, au contraire, singulièrement retardée, et l’on ne peut penser sans douleur à ce que serait la France si elle s’était développée dans le calme et dans la liberté. Mais enfin, malgré tout, elle n’a pas déchu au dedans ; elle a même grandi d’une marche constante, bien que saccadée.

La cause de cette puissance de réaction qui, à l’intérieur, redresse presque immédiatement notre pays après chacune de ses chutes, réside dans cette promptitude avec laquelle se manifestent les dangers d’une mauvaise politique. En présence d’un péril évident, pressant, immédiat, on cherche, sans retard à le conjurer, et l’on y arrive : la nation, qui se sent atteinte, se met au régime, et, comme son tempérament est admirable, la guérison n’est jamais lente. Mais, dans la politique extérieure, il semble que rien ne fasse prévoir les catastrophes; en sorte qu’on ne prend aucune mesure pour les éviter et qu’on ne cherche à les prévenir que lorsqu’elles ont éclaté. Il n’est plus temps. Le coup est porté: la France a perdu tantôt ses colonies, tantôt sa situation en Europe, tantôt, même quelques-unes de ses provinces; elle est diminuée dans sa richesse, dans son prestige et dans sa force ; pour réparer de tels malheurs, il faut un concours de circonstances bien rare et dont, hélas ! nous n’avons jamais su profiter. Aussi notre pays, qui a si vigoureusement résisté à ses révolutions, succombe-t-il lentement aux imprudences et aux fautes de sa politique extérieure. S’il a grandi à l’intérieur, il n’a cessé de décroître, de s’affaisser au dehors.

Cette décadence ne date pas d’hier : à part certaines périodes de gloire non moins courtes, non moins stériles qu’éblouissantes, on peut dire que la France décline graduellement depuis deux siècles. L’effort qu’elle a fait, dans les dernières années de l’Ancien Régime, pour conquérir en même temps la prédominance en Europe et sur les mers, alors que tout aurait dû la décider à se contenter sur le continent de la situation de puissance de premier ordre, sans la permission de laquelle, suivant le mot de Frédéric, nul ne pouvait tirer un coup de canon, a finalement abouti à la destruction de son empire colonial. Personne ne s’en est ému; on se souvient des plaisanteries de Voltaire sur les « quelques arpens de neige du Canada. » En ceci comme en beaucoup d’autres choses, l’immortel écrivain était le fidèle interprète des sentimens de tous, et c’est de