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Quant aux sentimens de Jackson, ils ne se traduisirent pas seulement pax ces explosions de colère qui lui étaient habituelles. Il avait contre Clay, qu’il regardait comme l’auteur de sa défaite, une haine profonde qui devait durer autant que sa vie. Pour satisfaire sa rancune, tous les moyens lui semblèrent bons, et il épuisa contre son ennemi toutes les ressources de l’invective et de la calomnie. Quelques jours avant le vote de la chambre, on fit circuler un article anonyme en forme de lettre publié par un journal de Philadelphie : on y racontait que les amis de Clay avaient laissé entendre qu’il agirait « à la manière du Suisse qui vend ses services au plus offrant; » qu’ils avaient successivement offert son appui à Jackson et à Adams en échange de la promesse de la secrétairerie d’état, et que cette offre, repoussée par Jackson avec indignation, avait été acceptée sans scrupule par son compétiteur. On ne tarda pas à savoir que l’auteur vrai ou apparent de cette lettre était un certain Kremer, représentant de la Pensylvanie, personnage grossier, ridicule et illettré, connu comme une des créatures de Jackson. Clay releva énergiquement l’outrage, traita publiquement l’auteur de lâche calomniateur, et le somma de venir justifier ses assertions devant un comité de la chambre. Kremer se déroba et laissa à tous la conviction qu’il était hors d’état d’appuyer même d’un semblant de preuve les accusations mensongères dont il s’était fait l’organe.

Il s’en fallait bien toutefois que les calomniateurs fussent réduits au silence. Lorsque le nouveau président fit appel au loyal concours de Clay et lui offrit d’entrer dans son cabinet, Clay ne crut pas qu’il lui fût permis de décliner cette proposition, et il accepta sans hésiter ce poste de secrétaire d’état dont on l’accusait d’avoir fait le prix d’un honteux marché. Ce fut l’occasion d’un nouveau débordement d’injures. Jackson prit soin d’en donner le signal, et annonça dans les termes suivans à son ami, le major Lewis, la nomination du nouveau secrétaire d’état : « Le Judas de l’Ouest a conclu son marché et va recevoir les trente pièces d’argent. Il finira comme l’autre. » Ce fut le thème de la polémique quotidienne, et, dès cette époque, le cri de : Marché et corruption! devint pour les amis de Jackson le mot d’ordre de la prochaine campagne électorale.

La calomnie se reproduisait sous toutes les formes et passait par toutes les bouches. Un jour, c’était un violent et excentrique orateur de la Virginie, John Randolph, qui, dans un discours public, dénonçait « l’alliance du puritain et du coureur de tripots. » Un autre jour, c’était Jackson lui-même qui invoquait le témoignage d’un ami, « membre respectable du congrès, » qui, disait-il, avait personnellement connu toutes les circonstances du marché. En