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conscience scrupuleuse et l’esprit étroit eurent peine à s’accoutumer au spectacle de cette société espagnole si différente par ses mœurs, par ses élégances et par les pompes mêmes de son culte, de celle dans laquelle elle avait jusqu’alors vécu.

La Nouvelle-Orléans lui était apparue comme « la nouvelle Babylone » avec son idolâtrie, sa richesse et sa perversité. Quant à la Floride, elle la tint pour « un pays païen » au sein duquel elle se complaisait à rappeler les souvenirs de la captivité du peuple saint et où elle se plaignait amèrement de ne plus entendre « ni la parole de l’évangile ni les chants de Sion. »

De son côté, le nouveau gouverneur, que ces sortes de mécomptes auraient laissé fort indifférent, paraît avoir éprouvé à son arrivée une déconvenue d’un autre ordre que nous révèlent assez naïvement les lettres de sa femme. « On n’a jamais vu, écrit-elle à son frère, un homme plus désappointé que le général. Il n’a pas eu une place à donner à ses amis, et c’était pourtant là, j’en suis persuadée, ce qui l’avait, par-dessus tout, décidé à venir ici. » Une bande de spéculateurs avides et de solliciteurs faméliques s’était, en effet, attachée à ses pas, espérant bien vivre sur le nouveau territoire comme sur un pays conquis, et il se montra fort contrarié de ne pouvoir satisfaire l’âpreté de ces appétits et de ne pouvoir entretenir aux dépens du public ces dévoûmens intéressés. Il ne tarda pas d’ailleurs à se trouver en face de préoccupations plus graves, et une nouvelle aventure qui eut un grand retentissement vint mettre une fois de plus en lumière l’emportement de son caractère, ses allures autocratiques et son mépris systématique du droit.

Le dernier gouverneur espagnol de la Floride, le colonel Callava, officier distingué et du caractère le plus honorable, était resté à Pensacola après avoir remis ses pouvoirs à Jackson. Il y remplissait l’office de commissaire du gouvernement espagnol, chargé de surveiller l’embarquement du matériel d’artillerie, et de prendre en vue des intérêts de ses nationaux quelques dernières dispositions. Il se trouvait à ce titre en relations avec un jeune légiste pensylvanien, nommé Henry Brackenridge, que Jackson venait de nommer alcade de la Floride, et qui avait mission de recevoir des mains des autorités espagnoles des documens relatifs à des questions de propriété privée. Brackenridge eut un jour la visite d’une quarteronne qui se plaignait d’avoir été dépouillée de la succession d’un certain Nicolas Vidal, mort en 1807, et qui prétendait que les papiers établissant ses droits à cette succession allaient être emportés par un officier espagnol nommé Dominique Sousa, attaché à la personne du colonel Callava. Jackson, auquel l’alcade fit part de cette réclamation,