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jusqu’ici ni les vrais desseins du gouvernement, ni les proportions de ces entreprises lointaines, ni ce qui peut en résulter dans l’ensemble de nos rapports. A la rigueur, une campagne dans le Tonkin ou même contre les Chinois ne serait rien, il n’y aurait pas de quoi émouvoir une puissance sérieuse ; ce qui est grave, c’est l’inconnu, c’est surtout ce qui peut survenir et enchaîner la politique française dans des conditions générales qui ne sont rien moins que claires et assurées, dans un état de l’Europe, plein d’incertitudes et peut-être de dangers. On aurait beau, en effet, avoir une provision d’optimisme, les choses ne restent pas moins ce qu’elles sont. Tandis que la France s’engage au loin sans savoir où elle ira, quelles charges elle s’impose, l’Europe est une fois de plus dans une de ces phases où elle a l’air de douter de sa propre sécurité, où toutes les politiques semblent occupées à prendre leurs mesures et leurs précautions contre l’imprévu. On s’est remis depuis quelques semaines à interroger l’horizon, comme si l’on s’attendait à voir les nuages devenir des orages. À quoi tient cet état assez maladif de l’opinion ? Ce n’est point sans doute pour une polémique acrimonieuse et violente ouverte contre la France, ce n’est pas uniquement pour un article d’un journal de Berlin accoutumé aux querelles d’Allemand que des inquiétudes ont pu sérieusement se réveiller. Ces jactances de plume auraient été sans valeur, si elles n’avaient coïncidé avec d’autres incidens, avec une certaine agitation de diplomatie, avec des entrevues de souverains, des rencontres de chanceliers, des voyages princiers ; et tous ces faits réunis ne prennent eux-mêmes une si frappante importance pour l’opinion que parce qu’ils sont évidemment les signes d’une situation sans fixité et sans garanties, où l’on sent que tout est possible.

C’est depuis longtemps le privilège de M. de Bismarck de se jouer dans cette situation, dont il est le principal auteur, de tenir dans ses mains les fils de l’imbroglio européen et de ne pouvoir faire un mouvement, un geste sans provoquer tous les commentaires ou tous les soupçons. Toutes les fois qu’il sort de sa solitude, on est porté à supposer que ce n’est pas pour rien. Il en est ainsi aujourd’hui. L’empereur Guillaume et l’empereur François-Joseph se rencontraient, il y a quelques semaines, à Ischl. Maintenant le chancelier d’Allemagne, se rendant à Gastein pour se soigner, s’est arrêté quelques jours à Salzbourg, où il a longuement et mystérieusement conféré avec le chef de la chancellerie autrichienne, le comte Kalnoky. Comme pour donner plus d’importance à ce passage du chancelier à Salzbourg, le ministre de la guerre de Berlin, le lieutenant impérial dans l’Alsace-Lorraine, le feld-maréchal de Manteuffel, ont été convoqués. Aussitôt toutes les curiosités ont été en éveil, toutes les imaginations se sont mises en campagne, cherchant le secret de ces entrevues, de ces conférences,