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fille, et l’on devine que cette ingénue est destinée à son gentil garnement de cousin. Tous ces gens sont heureux, sans que leur bonheur soit tenu par une discipline austère : le chef de la maison n’est-il pas le bel Armand ?

Il est justement un matin, le bel Armand, à guetter la rentrée de son fils, pour lui faire un petit sermon et rire avec lui ensuite, lorsqu’un domestique apporte une carte ; le bel Armand fronce le sourcil : « Laroche ! que me veut-il ? Enfin ! cela devait arriver un jour ou l’autre, depuis vingt-cinq ans ! » Et l’on voit entrer l’ami Laroche ; ce n’est pas un ancien beau, celui-là, mais un ancien laid bien conservé ; il a tout l’air d’un Sganarelle honoraire, mais honnête homme, rude, et sérieux. Ce n’est pas un veuf comique, comme celui de Célimare le Bien-Aimé ; pourtant il aurait de quoi l’être : avec son gilet jaune et sa redingote de coupe antique iraient bien de certains gants verdâtres, décousus au pouce, que Valentin, dans Il ne faut jurer de rien, rappelle à son oncle Van Buck et déclare ne pas vouloir ganter. Ces gants verdâtres. Laroche va-t-il les jeter à la figure fleurie du bel Armand, ou va-t-il les mettre en poche pour lui donner la main ?

Le sourcil du bel Armand exprime un doute là-dessus ; mais ce doute ne dure qu’un instant : Laroche tend les deux mains et ne jette aucun gant. « Alors ! il ne sait rien, » murmure l’autre avec un sourire : — il se sourit à lui-même, il sourit à la femme dont il évoque l’image, il sourit au mari. A peine si une tristesse décente obscurcit l’agrément de ces souvenirs, lorsque Armand apprend par Laroche que cette femme est morte : Mme Laroche, une bonne petite provinciale, qui aimait bien son mari et n’aima mieux un autre homme que pendant de courts instans, figurait comme l’une des mille e tre sur le catalogue d’Armand ; la nouvelle de sa mort n’est qu’un épisode dans le récit de leur vie depuis vingt-cinq ans, que les deux amis échangent en quelques phrases. L’un est veuf, l’autre est marié ; mais le veuf, comme l’autre, a un fils, et ce fils est né jadis peu de mois après la disparition d’Armand ; nous saurons tout à l’heure, par un confident, qu’Armand avait prévu cette naissance et n’avait quitté Mme Laroche que par discrétion. Il apprend donc l’existence de ce garçon avec l’émotion modérée d’un galant homme, qui se trouve après vingt-cinq ans certain d’une paternité qu’il soupçonnait sans jamais s’être soucié de la constater, qui n’a pas entendu déranger le ménage des autres plus qu’il ne convenait à ses plaisirs et n’entend pas déranger le sien. Il est flatté de cette assurance qu’il a fait un enfant de plus qu’il ne comptait, et amusé de cette idée qu’il est seul à le savoir. D’ailleurs il peut remercier Laroche de l’éducation donnée à son fils : Laroche en a fait « d’abord un gars, puis un homme, » Il l’a élevé sainement à la campagne, puis l’a poussé vers l’École centrale, d’où il est sorti récemment le premier. —