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l’ingénieuse étude des caractères. Bien des fois au théâtre, avant le Bel Armand, on avait vu le jeune premier, sur le point d’épouser l’ingénue, découvrir avec terreur qu’il n’avait pas de beau-père à lui donner : Brid’oison n’assure pas qu’on soit toujours la bru de quelqu’un. Bien des fois on avait vu le bâtard, un ange, et le fils légitime, un diable, près de marcher au combat dont Chimène serait le prix ; on avait vu le père ou la mère coupable se prosterner à l’entrée du champ clos pour en défendre l’accès aux deux frères ; si c’était la mère, le bâtard la relevait et s’agenouillait devant elle ; si c’était le père, il le repoussait rudement et lui criait : « Vous avez déshonoré ma mère ! » Ces aventures, à la scène, n’étonnaient plus personne ; d’autre part, on ne pouvait s’empêcher de réfléchir qu’il est, dans la vie, plus d’accommodemens que sur les planches, et que, s’il existe bon nombre de jeunes gens qui sont frères selon la chronique scandaleuse, selon les vraisemblances, selon la conscience d’une femme et la fatuité d’un homme, sans l’être le moins du monde selon la loi et le nom, la rivalité amoureuse entre frères de cette sorte et la menace d’un conflit sont des accidens assez rares. Chez M. Jannet ce ne sont pas des accidens, mais des effets de caractères étudiés avec suite, présentés d’une manière agréable dans une comédie qui garde le ton de la comédie. Ainsi, l’œuvre est à la fois humaine et presque nouvelle ; même elle offre cette rareté, que les caractères du fils légitime et du père, étant observés et peints avec le plus de délicatesse et de soin, prennent le plus de valeur dans l’ouvrage. Ces personnages, sacrifiés d’ordinaire par la partialité sentimentale de l’auteur et du public, se trouvent ici, sans injustice, au premier plan. Avec ces mérites, M. Jannet peut se vanter d’être original ; et comme l’auteur de la Fiammina, fort heureusement pour le nouveau-venu, n’est pas l’auteur du Bâtard, ni des Fourchambault, ni des Mères ennemies, ni du Père de Martial, ni du Fils naturel, ni du Père, il ne se lèvera personne pour rabaisser cette victoire et prétendre que ce coup d’essai n’est qu’un coup d’élève.

Le premier acte de cette comédie, où l’exposition se fait nettement, est un tableau d’intérieur. On se pourrait croire chez le Philosophe sans le savoir, en 1883 ; mais ce serait un philosophe épicurien qu’Armand Evrard, dit autrefois le bel Armand. Après une jeunesse facile de joli garçon, il a trouvé la vraie bonne fortune, celle qui sert de dot à une excellente femme. Il est marié maintenant depuis vingt-cinq ans ; il vit à Paris, propriétaire d’une grande usine en province ; il a tout ce luxe qui fait le « confort » et l’honneur de la vie bourgeoise ; il a, comme il convient à son état, un fils qui ne fait rien que des dettes, il a même une nièce élevée chez lui. Tous ces gens d’ailleurs sont de bonnes gens : le père est un moraliste aimable, qui paie les fredaines de son fils, en se rappelant les siennes ; le fils est un étourdi, mais point vicieux ; la mère élève la petite nièce comme sa