Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/454

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’heure voulue, nous croyons que l’on s’exagère beaucoup la puissance actuelle de l’Angleterre, qu’on s’incline trop facilement devant sa volonté hautaine, parce qu’on ne se rend pas un compte exact de la disproportion qui existe aujourd’hui entre ses prétentions et la force réelle dont elle dispose pour les appuyer. Jamais comparaison ne fut plus vraie que celle du « colosse aux pieds d’argile, » appliquée à cet immense empire sur lequel, plus encore que sur celui de Charles-Quint, le soleil ne se couche jamais. Vingt croiseurs à vitesse supérieure, jetés sur les routes commerciales du monde et commandés par des marins résolus à une guerre sans merci, — la véritable guerre, — suffiraient pourtant à le frapper au cœur. Le monopole commercial, qui est la vie même de l’Angleterre, serait anéanti en quelques mois ; pas une de ces colonies puissantes, pour qui elle n’a jamais fait une guerre coloniale, ne l’aiderait d’un homme ou d’une guinée dans une guerre purement anglaise, où leurs intérêts matériels, si distincts des siens, seraient eux-mêmes en péril. Le Dominion du Canada comme les libres états de l’Australie, l’Afrique australe comme la Nouvelle-Zélande, proclameraient bien vite leur séparation et leur autonomie nationale. Ses hommes d’état le savent, ses marins le savent mieux encore. Les uns ont plus d’une fois, depuis le congrès de Genève, courbé la superbe hautaine de leur pays devant le souvenir des exploits des corsaires confédérés et les perspectives nouvelles que leurs courses victorieuses ont ouvertes sur les conditions et les résultats des futures guerres maritimes. La question de l’Alabama, dont le nom seul résume la ruine du commerce des états du Nord, rival justement redouté alors du commerce anglais, a été résolue, non par la justice, — quand l’Angleterre s’est-elle souciée de la justice ? — mais par la crainte salutaire qu’elle commence à ressentir devant les transformations incessantes des marines militaires, devant les conditions nouvelles des guerres maritimes où, de jour en jour, le facteur essentiel, non de la victoire en bataille rangée, mais du succès final de la lutte, s’affirme dans la vitesse, — l’ubiquité qu’elle assure, — plus encore que dans la puissance des canons, l’épaisseur des cuirasses. Ses marins le savent, et, sans se lasser, ils répètent le cri d’alarme : Our great peril if war overtakes us in the present state of our navy[1]. Ce cri d’alarme, l’Angleterre l’a entendu, et elle en comprend les sombres menaces. Qu’importe ? elle peut doubler le nombre de ses cuirassés de combat, celui de ses croiseurs à grande vitesse, elle sait qu’ils seront impuissans, quand même, à sauver sa

  1. C’est le titre d’une nouvelle et récente brochure du vice-amiral William Symonds.