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Bonifacio a un pied en Corse, et les ressources de la Sardaigne qu’elle couvre sont à sa disposition. Elle ne peut être bloquée puisqu’elle a deux issues : elle défend Spezzia, couvre Gênes, surveille ou menace Toulon et toute la Provence ; elle offre, accepte ou refuse le combat quand elle veut et où elle veut, pourvu toutefois qu’elle ait du charbon pour elle, et des torpilles pour ouvrir ou fermer à son gré les passes et les canaux par où ses nombreux éclaireurs peuvent entrer et sortir, compromettant en cas de poursuite ceux de l’ennemi[1].

Ce plan de guerre offensive et défensive est celui qui a vécu l’adbésion presque unanime des officiers italiens ; à ce titre, nous l’acceptons comme le meilleur de tous. Mais qui ne voit que ses mérites et son efficacité grandiraient singulièrement si la Corse, au lieu d’être terre française, était terre italienne ? Avoir un pied en Corse par la Sardaigne est certainement un grand avantage ; y poser les deux pieds vaudrait infiniment mieux. Les bouches de Bonifacio ont deux issues, mais comme tous les détroits, elles ont deux rives opposées ; l’une d’elles est italienne, c’est excellent ; que serait-ce si toutes les deux l’étaient aussi ? Mais la Corse est française ; c’est dommage, en vérité, mais qu’y faire ?

Les enfans veulent avoir sur-le-champ ce qu’ils désirent, et d’instinct ils tendent les deux mains vers l’objet de leur désir, croyant que cela suffit pour qu’on le leur donne. Les hommes faits sont moins naïfs. Ils ont appris qu’on ne demande pas, c’est une des règles de la politesse. Les hommes d’état, les véritables diplomates raffinent encore sur ces règles ; quelque vif que soit leur désir, ils le cachent sous un voile d’indifférence absolue, et quant à parler, ils n’oseraient : « le silence est d’or. » Pourtant leur devoir est d’agir pour donner à leur patrie telle province, telle ville, telle île, grande ou petite, nécessaire à sa sécurité, ou même à sa grandeur. Ils agissent, et aucun scrupule ne les arrête. Jésuites ou non, ils pensent avec eux que la fin justifie les moyens. D’ailleurs, grâce à leur superbe indifférence, pour connaître leur désir, il faut le deviner, et, grâce au secret gardé, ils peuvent toujours répondre : Non, à ceux qui ont deviné ce secret. C’est ainsi que répondraient certainement les hommes d’état italiens si on leur disait que, la Corse étant utile, sinon nécessaire à la sécurité et même à la grandeur de l’Italie, ils en convoitent l’annexion : ils crieraient même à la calomnie si on ajoutait qu’ils la préparent. Il n’est donc que sage de n’entretenir personne de pareilles suppositions, eux, moins que

  1. Perruchetti, Géographie militaire, et tous les manuels de géographie autorisés dans les écoles italiennes.