Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/376

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il fait ici des enfans légitimes, s’il yen a, comme trop souvent, et de leur mère, la femme légitime, si, comme presque toujours, elle a besoin de son mari pour vivre, — pendant ces deux, trois, quatre ou cinq ans qu’il emprisonne le père ? Certes, si quelqu’un est innocent de ce qu’il peut y avoir de criminel dans le commerce du père avec une maîtresse quelconque, fille ou femme, libre ou mariée, c’est l’enfant du mariage, plus innocent encore, s’il est possible, et s’il y a des degrés dans l’innocence, que l’enfant né ou à naître de ce commerce adultérin. Cependant, c’est lui que la proposition de M. Dumas irait frapper d’abord, au mépris des droits du mariage, et avec lui sa mère, la femme légitime, par une insulte formelle aux mêmes droits. Est-ce juste ? est-ce sage ? est-ce humain ? Mais plutôt, si l’on y songe, n’est-ce pas là tout le danger ? De quelque façon que l’on s’y prenne, en effet, et par quelque biais que ce soit, il semble à peu près impossible, dès que l’on admet en principe la recherche de la paternité, de ne pas l’organiser de telle sorte qu’elle apparaisse tôt ou tard comme dirigée contre le mariage même.


VI

Lorsque l’on discutait au conseil d’état ce fameux article 340, comme quelques membres inclinaient à permettre, au moins dans certains cas spécifiés rigoureusement, la recherche de la paternité, Bonaparte intervint en maître et ferma la discussion par ces mots, qu’on lui a si souvent reprochés : « La société n’a pas d’intérêt à ce que les bâtards soient reconnus. » Là-dessus, on nous met aux yeux le tableau des avortemens et des infanticides ; on nous montre les enfans naturels abandonnés, livrés, poussés au vice, au crime, à la révolte ; on nous les fait voir, avant même que d’approcher l’âge d’homme, recrutant l’armée des préaux et des bagnes ; et on nous demande si vraiment, en présence de tant de misères et de tant de dangers, nous persistons à croire que la société n’ait pas d’intérêt à ce que les bâtards soient reconnus ? Comparés, en effet, aux dangers que ces victimes d’une législation barbare, et plus formaliste encore que barbare, font courir non-seulement à notre sécurité de chaque jour, mais à la civilisation même, qu’est-ce que le danger de voir quelque coq de village ou quelque gentillâtre inutile essuyer un scandale qu’après tout il n’avait qu’à ne pas provoquer, ou le danger encore, selon l’expression de Bigot de Préameneu, de voir « une femme impudente s’attaquer jusqu’à l’homme dont les cheveux ont blanchi dans l’exercice de toutes les vertus ? » Et, troc pour troc, selon le proverbe vulgaire, ou péril pour péril, oserait-on bien hésiter entre celui dont les conséquences ne s’étendront