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coudoie tous les jours, il aime autant rester chez lui, et il a raison ; il ne pleure pas tous les jours, il ne rit pas tous les jours. S’il vient nous trouver, c’est pour pleurer jusqu’à ce qu’il suffoque, pour rire jusqu’à ce qu’il étouffe, pour être épouvanté jusqu’à ce qu’il tremble, pour être trompé jusqu’à ce qu’il croie. » Vérités banales ! mais d’autant plus vraies qu’elles sont plus banales, c’est-à-dire confirmées par une plus longue, et, si je puis ainsi parler, une plus universelle expérience ! Mais accordez-nous du moins que, si l’art se propose, en général, et l’art dramatique, en particulier, de « me tromper jusqu’à ce que je croie, » les croyances que je rapporterai du théâtre, ayant de grandes chances d’être autant d’erreurs, devront être éprouvées au contrôle d’une autre pierre de touche. Je n’en pourrai pas faire d’abord ma règle ni ma foi, puisque l’on m’a loyalement averti que le théâtre était une chose, et la réalité de la vie quotidienne une autre chose. C’est encore ce que l’on veut dire quand on dit que l’honneur d’avoir écrit le Fils naturel et l’Affaire Clemenceau ne préjuge pas la compétence de M. Dumas à discuter la question de la recherche de la paternité. Auteur dramatique ou romancier, ce que vous touchez devient or ; nous, c’est avec le plomb vil que nous avons affaire.

Dira-t-on ici que l’auteur dramatique et le romancier peuvent se dédoubler, en quelque sorte, s’abstraire à volonté de la pratique de leur art, se dégager enfin, aussitôt qu’il le faut, d’une discipline qui leur est devenue comme une seconde nature, mais sous laquelle ne continuerait pas moins de persister la première ? Je le croirais à peine d’un industriel en vaudevilles ou d’un dramaturge vulgaire, mais de M. Dumas, de l’auteur du Demi-Monde et de la Dame aux Camélias, de la Princesse George et de Monsieur Alphonse, quand on me le démontrerait, je ne le croirais pas encore. Non ! le talent de l’auteur dramatique, à ce degré, n’est pas comme un habit que l’on enlève et que l’on repasse, selon l’heure du jour et selon la couleur du temps. L’est-il même jamais ? « On peut devenir un peintre, un sculpteur, un musicien ; mais à force d’étude, on ne devient pas un auteur dramatique. On l’est tout de suite ou jamais, comme on est blond ou brun, sans le vouloir. C’est un caprice de la nature qui vous a construit l’œil d’une certaine façon pour que vous puissiez voir d’une certaine manière, qui n’est pas absolument la vraie, et qui cependant doit paraître la seule, momentanément, à ceux à qui vous voulez faire voir ce que vous avez vu. » Qui dit cela ? N’est-ce pas encore M. Dumas lui-même ? Et, comme lui, j’en suis persuadé : on peut devenir romancier, mais on naît auteur dramatique. Seulement, de ces prémisses, que je crois bonnes, suis-je donc bien téméraire si je tire cette conséquence que