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son imaginative. Mais l’auteur dramatique ou le romancier créent, pour ainsi dire, leur cause de toutes pièces ; excellant à la conduire vers sa conclusion par les moyens précis qu’il faut pour la gagner et supprimant ou modifiant à leur gré, dans cette réalité qu’ils font profession d’imiter, tout élément qui les gêne, et risquerait de tourner contre eux. Quand ils veulent nous émouvoir pour la fille entretenue, c’est la Dame aux Camélias qu’ils écrivent, et Marguerite Gauthier qu’ils inventent ; mais c’est aussi bien, avec le même talent, la baronne d’Ange qu’ils nous présentent, et le Demi-Monde qu’ils font jouer si, comme il leur arrive, à deux ou trois ans d’intervalle, il leur plaît de prouver la thèse précisément contraire. Qui va voir jouer Marion Delorme n’en revient-il pas convaincu que l’amour peut refaire aux courtisanes une « virginité ? » Mais qui va voir jouer le Mariage d’Olympe n’en revient guère moins convaincu que l’amour même ne les arrache pas à la « nostalgie de la boue, » C’est la gloire de l’un et de l’autre poète que d’avoir, par un coup de son art, emporté d’assaut notre conviction. Si cependant l’un a tort, il faut bien que l’autre ait raison. Et de là cette conséquence que, toujours suspecte de plaider une cause quand ils entreprennent de traiter sur la scène une question de ce genre, l’auteur dramatique ou le romancier sont en outre suspects de l’avoir arrangée telle qu’il la leur fallait pour être victorieusement plaidée. C’est, à notre humble avis, tout ce que l’on veut dire, — et qui n’est pas si fou, — quand on dit que le Fils naturel, ou l’Affaire Clemenceau ne sont ni des argumens, ni même des documens, dans cette question de la recherche de la paternité. Ils sont sans doute mieux que cela, mais ils ne sont certainement pas cela. J’ajoute que, même quand ils voudraient l’être, ils ne le pourraient pas.

C’est qu’en effet, au fond de tout artiste, auteur dramatique ou romancier, véritablement digne de ce nom, il y a comme un je ne sais quoi qui proteste contre l’asservissement de l’art à la réalité quotidienne. Ou plutôt, on n’est artiste, au sens entier du mot, que dans la mesure où l’on est dupe de ce je ne sais quoi. Donnez-lui d’ailleurs le nom qu’il vous plaira : de goût, d’inspiration, d’imagination, de fantaisie, d’idéal, il n’importe ; mais l’art ne commence qu’au moment où ce je ne sais quoi intervient, pour la modifier, dans l’exacte imitation de la nature. M. Dumas ne l’ignore pas, lui qui, déjà plus d’une fois, et assez récemment encore dans sa préface de l’Étrangère, a si éloquemment revendiqué ce droit de l’artiste contre les prétentions de la moderne école naturaliste. « Le public ne vient à nous que pour sortir de lui. Il lui faut une illusion, une consolation, un idéal, qui l’escortent encore quelque temps après qu’il nous aura quittés. Pour retrouver au théâtre les réalités qu’il