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une somme considérable, la portion la plus solide de sa fortune, et sur laquelle il avait dû compter si sûrement ? A peine en parla-t-il et personne ne s’en étonna. De sa part, le contraire aurait étonné. On en peut dire autant de ce qui lui arriva le 15 vendémiaire dernier. Vous avez su qu’il courut alors de grands dangers en prenant la défense d’un homme qu’il ne connaissait pas, mais qu’il voyait maltraité. Il fut menacé, frappé et traîné en prison ; sans doute il devait être un peu ému : à peine sorti de prison, il m’écrivit et la première moitié de sa lettre contenait des réponses à des commissions que je lui avais données. Ce ne fut qu’à la fin qu’il me raconta son aventure, avec une simplicité surprenante dans tout autre, mais que j’étais sûre de trouver en lui. Ce n’était pas la première fois qu’il s’exposait ainsi ; il aurait couru les mêmes dangers le lendemain. Son cœur le plaçait toujours dans le parti de l’opprimé, quel qu’il fût, et le péril était un aiguillon de plus.

« Cependant, malgré ce besoin de secourir et cette vive sensibilité, personne mieux que lui n’a su employer chacune de ses facultés morales à son véritable usage. Né avec une âme brûlante, il éprouvait très vivement ces sensations de plaisir ou de peine qui portent presque toujours de la partialité dans les jugemens. Son extrême amour pour la justice le préservait de cette faiblesse, si ordinaire qu’on pourrait la croire inséparable de l’humanité.

« Mais si la justice avait sur lui cet empire, elle n’empêchait pas l’action de toutes les émotions fortes et précipitées que produit une révolution sur des organes faibles. Obligé de se cacher pendant le règne de la terreur, il apprit successivement dans sa retraite, souvent sans préparation, la mort de ses plus intimes amis. Les regrets qu’il leur donnait, l’indignation que lui inspirait l’injustice, ses craintes continuelles sur le sort de ceux qui lui restaient, déchiraient un cœur qui ne pouvait sentir médiocrement.

« Sa santé s’altéra. Le 9 thermidor, en lui rendant l’espérance de jours plus calmes, parut lui rendre aussi les moyens d’en jouir. Une émotion de bonheur arrêta pour quelques instans l’effet de tant d’émotions douloureuses. Mais cet effet avait été trop violent : sa perte devait être ajoutée à tant de pertes, les combler toutes, et ne laisser à ses amis, c’est-à-dire à tous ceux qui l’ont connu, que le regret d’avoir vu disparaître si promptement un homme fait pour éclairer, pour servir et honorer son pays par ses vertus et ses talens, et à qui le temps seul a manqué pour réaliser ces grandes espérances.

« Quand le dépérissement de ses forces le contraignit de s’occuper de sa santé, il disait : « Il ne faut pas mourir ; je sens que je ne suis pas né pour ne rien laisser après moi. » Il avait parfaitement