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dans certains pays, elle n’y a jamais entièrement renoncé. Il y a toujours eu en Gaule des paysans qui parlaient le celte ; et, dans les environs même de Carthage, il ne manquait pas d’Africains qui n’entendaient que le punique. Ce qui est devenu romain avec une incroyable facilité, c’est la bonne société et la bourgeoisie des villes ; Les classes politiques d’abord, c’est-à-dire les gens qui voulaient être décurions et duumvirs dans leur pays pour obtenir ensuite quelque grade militaire dans l’armée, quelque poste d’administration ou de finance dans l’état ; puis les classes riches, le commerce, l’industrie, depuis les négocians d’origine libre jusqu’à ces anciens esclaves, marchands enrichis, qui formaient l’importante corporation des Augustales. Tous ces gens-là avaient plusieurs raisons d’être attachés à Rome ; mais ils lui étaient surtout reconnaissais de la civilisation qu’elle leur avait apportée. En dehors du monde romain il n’y avait que barbarie ; Rome et la civilisation se confondaient ensemble. Plus on était lettré, plus on avait le goût des arts et des sciences, et plus on acceptait aisément une domination à laquelle on était redevable de ces biens précieux, plus on était sujet fidèle pour la conserver, vaillant soldat quand il fallait la défendre. Aussi était-ce pour Rome un moyen de gouvernement que de multiplier les écoles, et c’est ce qui explique l’importance que les empereurs ont toujours accordée à l’instruction publique. Si ces peuples, différens de race et de mœurs, étaient surtout réunis entre eux par une culture commune, si leur patriotisme se composait principalement de leur goût pour les lettres et pour les arts, on peut dire sans exagération ni paradoxe que toutes les fois qu’il paraissait un bel ouvrage qui obtenait plus de succès que les autres, qui faisait battre plus de cœurs, le lien entre eux devenait plus serré, le patriotisme plus vif ; il est permis de penser que ceux qui le lisaient se sentaient devenir plus Romains, surtout si cet ouvrage était consacré, comme l’Enéide, à la gloire de Rome. Ainsi se trouve résolue la question de savoir si l’Enéide fut vraiment un poème national et populaire, que nous nous posions tout à l’heure. Lorsqu’on connaît la place qu’elle occupait dans l’éducation, et qu’on devine celle qu’elle devait tenir dans la vie des gens instruits et lettrés, c’est-à-dire de tout ce qu’il y avait de vraiment romain dans l’empire, on est bien forcé d’avouer qu’elle a été populaire ; et quand on voit qu’elle n’était pas seulement un de ces livres qui charment l’esprit et dont la lecture occupe agréablement quelques loisirs, qu’il lui est arrivé, comme aux poèmes d’Homère, d’avoir une sorte d’importance politique, et que l’admiration qu’on éprouvait pour elle rattachait ceux qui la lisaient à la patrie commune, on ne peut nier qu’elle ne soit aussi une œuvre nationale.


GASTON BOISSIER.