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d’Achille et d’Ulysse l’étaient dans la Grèce ? Pour le supposer, il faudrait oublier les différences radicales qui séparent les deux pays. Dans les cités grecques, le mépris de l’étranger, qui est la passion dominante de l’Hellène, maintient la race dans sa pureté. Il peut y avoir entre les citoyens des diversités de rang et de fortune, mais ils ont tous la même origine. Les traditions nationales sont un trésor qui appartient à tous et qu’aucun ne laisse perdre. Le poète qui entreprend de les célébrer est compris de tout le monde ; il chante pour les pauvres et pour les riches, pour les lettrés et les ignorans ; son succès, quand il réussit, est véritablement populaire, car il n’y a personne, dans le peuple entier, qui ne puisse prendre plaisir à l’entendre. Il n’en pouvait être de même dans une ville comme Rome, qui s’état formée d’un mélangé de nations diverses. Une population sans cesse renouvelée, et composée d’élémens disparates, a peu de traditions communes et les oublie vite. Je suppose que les plébéiens, dont les souvenirs ne remontaient pas très loin, connaissaient très peu toutes ces fables antiques, que les grammairiens ont recueillies, et qu’elles les laissaient fort indifférens. Aussi n’est-ce pas pour eux que Virgile écrivait ; il savait qu’il y perdrait sa peine et qu’il ne lui était pas possible d’intéresser à son œuvre le peuple entier, de la base au sommet, comme on pouvait le faire chez les Grecs. C’est seulement aux classes éclairées qu’il s’adresse, à la noblesse de naissance ou de fortune, à la haute bourgeoisie, aux personnes instruites ; tous ces gens-là, les uns par vanité aristocratique, les autres pour imiter les premiers, remontaient volontiers au passé ; ils en conservaient le souvenir et il ne leur déplaisait pas d’en entendre parler. C’est dans cette classe de la société que Virgile a été populaire ; et comme elle était lettrée, qu’elle avait lu les poèmes homériques, qu’elle connaissait les Annales d’Ennius et les ouvrages des chroniqueurs latins, la légende d’Enée lui était tout à fait familière. En la choisissant pour sujet de son poème, Virgile était certain de ne pas surprendre et ne pas mécontenter le public pour lequel il écrivait.

Ce public n’était pas aussi restreint qu’on pourrait le croire, car l’instruction était fort répandue à Rome. Il s’étendit singulièrement avec la conquête romaine. On a souvent admiré avec quelle rapidité les Romains s’assimilèrent les peuples vaincus[1] ; il faut pourtant s’entendre. On va trop loin quand on suppose que des nations entières furent transformées en quelques années : ce serait un miracle dont l’histoire offre peu d’exemples. Partout la classe populaire conserva pendant quelque temps ses mœurs et sa langue ; et même

  1. Il est bien entendu que je ne parle ici que de l’Occident et non de la Grèce ou de l’Asie : la domination romaine n’a pas sensiblement modifié les pays grecs.