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tient le milieu entre l’épopée historique et l’épopée mythologique. On a supposé avec assez vraisemblance qu’il hésita quelque temps avant de se décider. Nous savons que, quand il eut achevé ses Géorgiques, il en fit la lecture à l’empereur, dans la retraite d’Atella, où Auguste s’était retiré pour prendre quelques semaines de repos et soigner sa gorge malade. Est-ce à cette occasion qu’il a composé le brillant prologue qui ouvre le troisième livre ? Il est naturel de le croire. Dans ce prologue, il annonce l’Enéide ; mais on voit bien qu’elle n’a pas pris encore, dans son esprit, sa forme définitive. En ce moment, il semble tout à fait dégoûté de la mythologie. Les jeunes poètes romains en avaient tant abusé qu’elle avait perdu en quelques années toute sa fraîcheur. « Qui ne connaît, nous dit Virgile, l’impitoyable Eurysthée et les autels de l’exécrable Busiris ? Qui n’a point célébré le jeune Hylas, et Délos, chère à Latone, et Hippodamie, et Pélops, l’ardent cavalier, avec son épaule d’ivoire ? » Tous ces sujets, qui peuvent plaire un moment à des esprits oisifs, lui semblent épuisés : omnia jam vulgata ; il veut marcher loin de la foule et tenter des routes nouvelles qui le mènent à la gloire. Il y a des momens où c’est l’ancien qui redevient nouveau, quand la mode s’est portée quelque temps d’un autre côté. Il semble donc que Virgile voulait revenir à la tradition des vieux poètes latins et composer une épopée tout historique. Il annonce, en effet, à Auguste qu’il va se mettre à chanter ses combats :


Mox tamen ardentes accingar dicere pugnas
Cæsaris.


Heureusement, il changea d’avis. En prenant pour sujet de son poème les guerres contre Brutus et contre Antoine, il se serait trouvé aux prises avec les difficultés que Lucain, malgré son génie, n’a pas pu vaincre. Il a bien fait de remonter beaucoup plus haut, jusqu’aux origines même de Rome. Son poème n’en est pas moins resté foncièrement historique, non-seulement par les allusions perpétuelles qui sont faites aux événemens et aux personnages de l’histoire, mais par le fond même du sujet, qui est la glorification de Rome, et par le ton grave et soutenu du récit. Il est pourtant mythologique aussi, puisque les dieux et les déesses y sont les principaux acteurs du drame, et que l’olympe et la terre s’y mêlent à chaque instant. En plaçant sa fable à une époque où la légende et l’histoire se confondent, il a supprimé leur antagonisme. De cette manière, il a pu réunir les avantages de tous les genres sans en avoir les inconvéniens.

Ne peut-on pas trouver pourtant qu’il est remonté un peu trop haut ? Il semble que, puisqu’il voulait glorifier Rome dans ses