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qu’elle lui a été apportée avec beaucoup d’autres qui ont fini par modifier ses croyances religieuses. Du moment que nous n’acceptons pas l’hypothèse de Niebuhr qui supprime le problème, il faut le résoudre ; nous devons donc chercher les raisons que les Latins pouvaient avoir d’accueillir avec tant de complaisance ces ancêtres dont les Grecs les gratifiaient.

Je me figure d’abord que, s’ils n’ont pas éprouvé beaucoup d’enthousiasme pour la légende, la première fois qu’elle leur fut racontée, elle ne leur inspira pas non plus une de ces répugnances que l’habitude ne surmonte pas. C’était l’essentiel ; il lui fallait se laisser écouter avant de se faire accueillir. Il est probable qu’on n’aurait pas voulu l’entendre, qu’on l’aurait repoussée du premier coup si elle avait prétendu se substituer aux anciennes traditions du pays. Mais elle ne fut pas si téméraire ou si maladroite. Elle se superposa seulement à toutes ces vieilles fables, sans avoir l’imprudence d’en déposséder aucune. Les Romains racontaient d’une certaine manière la fondation et les premières années de leur ville ; ils avaient l’histoire miraculeuse des deux jumeaux, celle du roi-pontife, celle du vainqueur d’Albe, etc. Énée se garda bien de toucher à Romulus, à Numa, aux rois de Rome, et de s’approprier leurs exploits. On se contenta d’en faire l’aïeul du premier d’entr’eux, et on le plaça dans ces temps reculés où les plus anciennes traditions latines ne remontaient pas. Rien n’était donc changé dans les souvenirs populaires, on faisait seulement commencer l’histoire de Rome un peu plus haut, ce qui ne pouvait pas blesser son orgueil. La légende nouvelle ayant eu soin de s’établir dans le vide s’était mise ainsi à l’abri de toute réclamation.

Mais ce n’était pas assez pour elle d’être écoutée sans malveillance ; il lui fallait prendre pied dans un pays où elle n’avait pas de racines. Une légende est, de sa nature, légère et mobile ; si elle reste en l’air, elle s’expose à être balayée par tous les vents, et risque, après quelques années, de se dissiper et de se perdre. Elle a besoin pour vivre de s’appuyer sur quelque chose qui dure. Ou bien il faut qu’elle s’incorpore pour ainsi dire dans certains rites religieux et qu’elle en devienne une sorte d’explication : la persistance des rites conserve le souvenir du récit légendaire ; ou bien, elle doit se