Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/296

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grec aborde à ces rivages, et que le matelot fait ses dévotions dans la chapelle grossière élevée par ses prédécesseurs, peut-il entendre ces noms, que l’Iliade lui a rendus familiers depuis sa jeunesse, sans qu’un monde de souvenirs mythologiques se réveille en lui ? Comme il est dans sa nature de créer des fables, et que sa vive imagination ranime sans cesse le passé, il croit voir le banni de Troie qui cherche à établir quelque part ses dieux exilés. C’est ici, sans nul doute, qu’il s’est fixé ; et, comme pour prendre possession du pays, il a bâti un temple à sa mère. Il est vrai que, dans une autre navigation, il pourra retrouver ailleurs un temple d’Aphrodite semblable à celui qu’il vient de voir et qui lui rappelle les mêmes souvenirs. Il en sera quitte pour appliquer à la contrée nouvelle ce qu’il avait dit de l’autre et affirmer qu’il a trouvé, cette fois, la vraie demeure d’Énée. Ainsi se formait peu à peu la légende, s’allongeant à chaque voyage, finissant et recommençant sans cesse, jusqu’à ce qu’un arrangeur plus habile eut l’idée de fondre ensemble tous ces récits séparés. Il prit Énée à son départ de Troie le jour où, dans sa patrie en flammes, il enlève son père et ses dieux, le fit toucher successivement à tous les ports de l’archipel où quelque tradition locale signalait sa présence ; il le conduisit ensuite sur les rivages de la Sicile et de l’Italie, et, comme la ville d’Ardée, dans le Latium, était le dernier endroit où s’élevât un temple d’Aphrodite, il supposa que c’était le terme de sa longue navigation, et que là le grand voyageur avait enfin trouvé cette patrie nouvelle « qui fuyait sans cesse devant lui. »

La légende ainsi racontée devenait tout à fait différente de ce qu’elle était dans Homère. Homère nous montre Énée tranquillement établi avec son peuple dans les environs de Troie ; les nouveaux récits l’envoyaient courir toute sorte d’aventures et fonder une ville jusque dans le Latium ; on ne pouvait donc rien imaginer de plus contraire. Il se trouva pourtant des grammairiens scrupuleux qui essayèrent de tout arrangerais supposèrent qu’Énée après avoir voyagé vers les rivages de l’Italie et bâti Lavinium, avait laissé son nouveau royaume à son fils et qu’il était retourné avec une partie des siens dans sa résidence du mont Ida. C’était une manière ingénieuse de contenter tout le monde ; mais l’opinion n’accepta pas ce compromis. Au risque de se mettre en contradiction avec l’Iliade, on laissa Énée vivre et mourir sur les bords du Tibre, où de si grandes destinées attendaient ses descendans.


II

La légende est faite, elle a pris place dans cette multitude de récits merveilleux dont se nourrit et s’amuse l’imagination des