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ne s’était abaissé aux intrigues, aux vulgaires manèges des petites cours d’émigration ou des prétendans de hasard. Tous ses actes, il les accomplissait au grand jour, sans subterfuge, sans compromettre ses amis, sans créer un embarras aux puissances qui s’honoraient de lui donner un asile. Représentant d’une royauté sans sceptre, il restait sans effort un des premiers gentilshommes de l’Europe et il faisait respecter en lui le passé, le caractère d’une des premières maisons de l’univers. Il ne régnait pas, — il comptait presque parmi les têtes couronnées. Ce prince banni depuis plus d’un demi-siècle était sûrement resté un Français passionné dans son exil. Il aimait la France dans le présent comme dans le passé, dans ses revers comme dans ses succès ; il s’intéressait ardemment à ses affaires, à ses épreuves, et aux jours des derniers désastres, il s’était associé de loin, autant qu’il l’avait pu, aux malheurs publics. Il maintenait certes très haut des droits dynastiques qu’il regardait comme inséparables des traditions françaises, des intérêts nationaux ; mais pas un instant dans sa vie d’exilé il n’a eu la pensée d’encourager des luttes intestines, de donner des mots d’ordre de guerre civile, de prêter son nom à des crises où il aurait pu espérer ressaisir la couronne. Il est demeuré, sans impatience, sans agitation vaine, le représentant respecté d’un principe qu’il a tenu à garder intact à travers les révolutions, et c’est ainsi que, par sa loyauté et sa droiture, par la dignité et le désintéressement de sa vie bien plus que par ses idées, il s’était fait cette position unique d’un prince peu fait peut-être pour l’action, mais honorant sa cause dans les conditions ingrates de l’exil. Il n’a connu ni l’éclat ni les épreuves du règne ; il a eu l’estime universelle, et les sympathies qui l’ont accompagné jusqu’à cette dernière heure, où en mourant il laisse l’héritage d’une paix de famille rétablie, des traditions monarchiques passant à d’autres princes dignes de les continuer.

Assurément tout a marché et s’est renouvelé avec les années, tout marche et se renouvelle encore chaque jour : rien ne peut mieux le prouver que le saisissant contraste entre cette fin de M. le comte de Chambord et la fin de l’aïeul qu’il va rejoindre à Goritz. Lorsqu’il y a près d’un demi-siècle s’éteignait le roi Charles X, rejeté dans l’exil par une révolution, cette mort était sans doute un événement, un deuil pour les cours, et pour un monde d’élite fidèle à la royauté déchue. En réalité, elle ne changeait rien, elle était sans influence, sans retentissement dans l’opinion. Elle ne pouvait avoir une sérieuse importance politique ni pour la France, où les souvenirs de 1830 vivaient encore, où une royauté populaire s’était élevée par une scission dynastique, ni pour l’Europe qui avait eu le temps de s’accoutumer à l’ordre nouveau inauguré dans notre pays, qui voyait toujours une monarchie à Paris. La disparition du vieux prince n’avait pas une signification sensible dans l’ensemble de la situation, qui restait le lendemain ce qu’elle était la