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le besoin comme vous, et comme vous, je suis sensible au chagrin ; comme vous je ne puis me passer d’amis. Sujet à tant de nécessités, comment pouvez-vous me dire que je suis un roi ? »


… Subjected thus,
How can you say to me, I am a King ?


Ce qui racheta la défaillance de Frédéric-Guillaume IV, ce fut sa conduite après la victoire. Quand son armée fut rentrée à Berlin, qu’il se sentit raffermi sur son trône et maître de ses résolutions, il demeura fidèle aux engagemens qu’on lui avait fait prendre dans ses détresses. En vain d’insinuans casuistes cherchaient-ils à lui persuader qu’il avait cédé à la force, que des promesses arrachées par la violence n’engagent pas un roi, que Dieu lui-même le déliait de sa parole. Il avait promis une constitution, il la donna. Il n’admettait pas qu’il y eût deux morales, l’une pour les particuliers, l’autre pour les rois. Jadis un ministre prussien, M. de Thiele, disait au pasteur Gossner, célèbre par la franchise un peu rude de son langage, qu’un homme d’état était obligé quelquefois de prendre avec sa conscience des libertés qu’il ne prendrait pas comme homme privé : « Eh bien ! repartit le pasteur, si jamais le diable emporte le ministre de Thiele, que pourra-t-il bien advenir de M. de Thiele ? » Frédéric-Guillaume IV était de l’avis du pasteur Gossner. Aussi ne fit-il jamais d’affaires avec le diable, bien que le diable lui en ait proposé quelques-unes.

Nous ne dirons pas avec M. Wagener que cet estimable et singulier souverain fut le martyr de sa foi et que ses souffrances volontaires ont mérité à son successeur, par une juste rétribution, les prospérités dont il jouit. Il est plus vrai de dire que ses qualités et ses vertus autant que ses défauts le prédestinaient aux déceptions et aux chagrins. S’il n’a pas été un martyr, il a été un homme de bien et un honnête homme dans toute la force du terme. Les rois de son espèce n’agrandissent pas leurs états par des conquêtes, mais ils rendent respectable l’institution de la royauté, que les conquérans ont souvent compromise. Dans les intervalles de la maladie aussi longue que cruelle qui lui ôta la raison avant de lui ôter la vie, il pouvait se dire à lui-même : « Je suis resté pur de toute fraude, je n’ai jamais ni trompé ni dépossédé personne. J’ai respecté les droits des autres comme j’entendais qu’on respectât les miens. Je n’ai jamais recherché l’amitié d’un souverain que je n’estimais pas pour tramer sa perte après m’être servi de lui. On ne peut me reprocher d’avoir joué avec ma conscience et sacrifié mes principes à mes intérêts. » Est-il beaucoup de rois chrétiens qui puissent se rendre un tel témoignage ?


G. VALBERT.