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Un Anglais qui l’avait approché affirmait que c’était le seul souverain qui eût pu gagner son pain comme professeur. Ce n’était pourtant pas une chose à lui proposer ; il eût répondu comme un de ses ancêtres : « Je me trouve mieux comme je suis. » Il faut reconnaître aussi que peu de princes furent plus humains, plus bienveillans, plus constans dans leurs amitiés. Il possédait une qualité rare chez les rois : il était absolument sincère et souhaitait qu’on le fût avec lui. Il avait fait promettre au plus fidèle de ses conseillers, le baron Senfft de Pilsach, qu’en toute occurrence il lui dirait la vérité, si désagréable qu’elle pût être. M. Wagener, qui a eu sous les yeux la correspondance du baron avec son roi, nous assure que M. de Pilsach avait l’art de s’expliquer sur les matières les plus délicates sans froisser, sans chagriner, sans mortifier, et il nous raconte à ce sujet qu’un calife rêva une nuit que toutes ses dents lui tombaient de la bouche. Le premier interprète qu’il fit venir était un maladroit, qui s’écria : « Malheur à toi, calife ! Tous tes parens et amis mourront avant toi. » Il fut fouetté et chassé. Un second interprète, mieux inspiré, lui dit : « Salut à toi, commandeur des croyans ! tu survivras à tous tes amis et parens. » Il avait dit la même chose, et il fut richement récompensé. « Frédéric-Guillaume IV, ajoute son biographe, désirait comme tous les Hohenzollern qu’on lui parlât avec une entière franchise, pourvu qu’on n’oubliât pas à qui on parlait. » Quand on lui manquait, il entrait dans de vives colères, mais il n’a jamais fouetté personne.

Le roi Frédéric-Guillaume IV avait de brillantes qualités, dont un souverain peut se passer, mais nous nous permettrons de croire, nous qui ne sommes pas un mystique, qu’il se fût mieux trouvé d’en avoir moins et de posséder, en revanche, un peu de ce gros bon sens qui épargne aux princes comme aux particuliers bien des fautes et bien des chagrins. Le premier point en toute chose est d’être maître de son sujet, et dans l’art de régner il y a une part considérable de métier. Frédéric-Guillaume IV n’était pas un homme de métier ; il était à la fois mieux et moins qu’un roi. Sa première éducation influa toujours sur son caractère. On lui avait donné pour gouverneur le docteur Fr. Dellbrück, qu’on avait jugé le plus propre à lui inculquer « des principes de véritable humanité, de morale pure, élevée, de piété sincère et agissante. » Mais le ministre Stein ne tarda pas à se plaindre que cette éducation avait été fort incomplète, que le gouverneur n’avait pas enseigné au prince royal « la discipline de la volonté, » qu’il lui avait appris beaucoup de choses moins importantes que l’histoire de la maison de Prusse. Dellbrück aurait pu répondre qu’il avait fait de son élève un homme distingué, poussant l’honnêteté jusqu’au scrupule, que c’était bien quelque chose. On lui en savait peu de gré, ce n’était pas de cela qu’il s’agissait.

Il n’est pas défendu à un roi de Prusse d’avoir l’esprit orné, le goût