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LE
ROI FREDERIC-GUILLAUME IV

Les Prussiens sont un des peuples qui ont le plus de respect pour leur passée Ils ont compté parmi leurs souverains des hommes d’un génie supérieur, d’autres qui semblent n’avoir laissé dans l’histoire que des traces bientôt effacées. Mais leur admiration pour leurs grands hommes ne les rend point injustes pour les autres. Ils considèrent que la grandeur de la Prusse a été l’œuvre des siècles, que tout le monde s’y est employé, que tel prince qui passait de son vivant pour un médiocre politique a préparé en silence les glorieuses destinées de son successeur. Il est certain que l’histoire de Prusse nous offre peu d’exemples de princes, qui n’aurait vécu que pour leur plaisir et que, dans la dynastie des Hohenzollern ; par l’effet de la tradition ou de l’éducation, tout souverain se regarde comme un serviteur de l’état. Avant de pénétrer dans le premier cercle de l’enfer, Dante dut se frayer un chemin à travers la foule invisible et gémissante des indifférens, des neutres, des tristes âmes qui vécurent sans blâme et sans reproches, de ceux qui ne furent ni fidèles ni rebelles, mais qui furent pour eux-mêmes : « Le ciel, nous dit le poète, les a chassés parce qu’ils terniraient sa beauté, et ils ne sont pas dignes de l’enfer, qu’ils convoitent, tant la bassesse de leur sort leur répugne. Le monde n’a pas gardé leur souvenir, et la miséricorde comme la justice les dédaignent. » Celui qui referait aujourd’hui le voyage de Dante trouverait dans la foule de ces indifférens, qui ne vécurent que pour eux-mêmes, plus d’un roi de France, d’Espagne ou d’Angleterre, mais il aurait peine à y découvrir un roi de Prusse.