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conversation. Je pus cependant en saisir un au passage : « Laissez-moi partir, me dit-il ; ma barbe blanche n’aurait jamais dû être exposée à cette dernière souillure. » Dans la foule on se livrait aux conversations les plus étranges. Tout le monde disait : « Est-ce donc là la justice de l’Occident ? Dans ce cas, qu’on nous permette de garder la nôtre ! » L’imagination orientale se donnant carrière, chacun déclarait qu’Arabi venait de recevoir des Anglais le prix des services qu’il leur avait rendus. On en concluait que l’accord entre le dictateur égyptien et ses vainqueurs datait de longue date. Comment expliquer sans cela cette phrase extraordinaire du décret de commutation. « Considérant, pour des motifs à nous personnels, qu’il y a lieu d’exercer à l’endroit d’Arabi le droit de grâce qui nous appartient ? » Quels étaient donc ces motifs ? Était-ce pour compromettre le khédive qu’on lui faisait écrire des phrases semblables ? Était-ce pour cacher quelque secret inavouable qu’on le découvrait aussi complètement ? L’invention arabe n’a point de limites ; on peut donc deviner sans peine quels récits extravagans, quelles suppositions extraordinaires ont couru pendant plusieurs semaines en Égypte au sujet de l’escamotage du procès d’Arabi. Les colonies européennes prirent part à l’indignation générale ; bien plus, le journal anglais d’Alexandrie, l’Égyptian Gazette, ne put s’empêcher d’écrire, sous le coup de la première émotion : « On remarquait depuis quelque temps que le procès d’Arabi dégénérait graduellement en une complète comédie. Il ne peut y avoir de doute que les témoignages contre Arabi étaient accablans en ce qui touchait à sa complicité dans les massacres du 11 juin, ainsi que le pillage et l’incendie d’Alexandrie. Ils étaient plus que suffisans, croyons-nous, pour pouvoir dire que tout jury composé de douze honnêtes gens eût prononcé sa condamnation. Il semble cependant que l’opinion publique en Angleterre soit en ce moment si favorable à cet important personnage que le gouvernement de Sa Majesté britannique ne croyait pas pouvoir sanctionner son exécution. Quelle que puisse être en Angleterre l’opinion sur Arabi, il ne peut y avoir de doute sur ce qu’elle est ici, et il n’est pas surprenant que la sentence, relativement indulgente, prononcée contre l’homme qu’on considère comme responsable de la boucherie du 11 juin et de la destruction et du pillage d’Alexandrie ait été reçue, aussi bien à Alexandrie qu’au Caire, avec une indignation générale. Le résultat du procès d’Arabi est regardé par tout le monde dans ce pays comme un déni de justice et une insulte délibérée à l’opinion publique. » Ce qui acheva de justifier cette manière de voir, c’est la démission de Riaz-Pacha, ministre de l’intérieur, l’homme le plus justement estimé du pays, qui s’empressa de