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quelques centaines de cavaliers qu’il conduisait à cette facile victoire, il les avait espacés assez loin les uns des autres ; néanmoins leur peut nombre ne pouvait manquer de frapper les habitans du Caire. Mais plusieurs mois d’excitation fanatique avaient laissé ceux-ci tellement calmes, que pas un seul d’entre eux n’a menacé les soldats anglais. L’Egyptian Gazette a bien raison de le dire, rarement l’audace a été mieux récompensée. Le général Wolseley a reçu le prix de son habileté et de sa résolution. Le gouvernement de Londres a été magnifiquement payé de sa sagesse. Toutefois, en présence d’un pareil triomphe, on ne peut s’empêcher de penser que c’est à lord Beaconsfield, non à M. Gladstone, qu’il aurait été dû. La fortune a des rigueurs et des injustices devant lesquelles il faut bien s’incliner, mais qu’on a quelque peine à subir. Certes, si quelqu’un eût mérité de diriger la politique de l’Angleterre au moment de cette surprenante campagne d’Égypte où toutes les invraisemblances et tous les prestiges d’un roman se sont trouvés réunis, où l’impossible s’est réalisé avec une telle aisance et un tel naturel qu’il a semblé tomber dans le domaine de la vie commune, c’eût été l’ingénieux, le charmant écrivain qui, dès sa jeunesse, avait rêvé pour son pays la domination presque universelle de l’Orient, l’homme d’état d’une imagination si hardie ; qui, parvenu au déclin de l’âge et au sommet de sa carrière, inaugurait avec tant d’éclat la politique impériale, mettait une couronne nouvelle sur la tête de sa souveraine, obtenait un droit de propriété considérable sur le canal de Suez, s’établissait en Chypre et se préparait à rayonner de là sur tout l’empire ottoman. Qui donc aurait pu supposer, au moment où l’Angleterre, effrayée de la témérité de ses entreprises, se jetait entre les bras de M. Gladstone et le suppliait de revenir aux traditions les plus étroites de la politique britannique, que ce dernier dépasserait par ses actes toutes les rêveries de son prédécesseur, et que ce partisan de l’égalité et de la paix à tout prix enverrait l’amiral Seymour conquérir un titre de noblesse dans les ruines fumantes d’Alexandrie, et le général Wolseley en conquérir un autre dans les palais intacts et les mosquées sauvées de la ville des califes ? Aucun roman de lord Beaconsfield n’a atteint, comme imprévu, l’entreprise de M. Gladstone en Égypte. Tout ici s’éloigne des froides théories de l’école de Manchester pour renchérir sur le merveilleux de la politique de conquêtes. Cette distribution de grades et d’honneurs aux chefs d’une expédition où le sang a si peu coulé, cet enthousiasme démesuré pour des victoires remportées presque sans coup férir, ces convoitises violentes qui se sont emparées de l’opinion publique anglaise à la suite de la prise de Tel-el-Kébir, cette méconnaissance des conventions antérieures, ce dédain des anciennes amitiés, ce retour à l’égoïsme intransigeant,