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Telle était l’armée qui essayait de défendre l’Égypte contre les Anglais ! Les troupes de Mahmoud-Samy n’étaient pas plus mauvaises que les autres, et quant à Mahmoud-Samy lui-même, il valait militairement beaucoup mieux que ses confrères. Fourbe, ambitieux, criminel, traître à son souverain et à son pays, il lui restait du moins quelque courage ; il s’était bien battu en Crète et à Salahié. En voyant ses soldats fuir de toutes parts, il sentait son « cœur oppressé et ses yeux remplis de larmes. » Son immense vanité lui faisait éprouver toute l’humiliation de la défaite, Ni Arabi, ni Toulba, ni les autres n’en ont été émus. C’est que ces derniers étaient des fellahs, tandis que Mahmoud-Samy était un Turc. J’ai eu entre les mains les dépêches que les chefs militaires s’adressaient les uns aux autres pendant la campagne. C’est un monument de sottise et d’orgueil. On échange des louanges, on se félicite mutuellement de victoires imaginaires, on s’envoie sur les mouvemens de l’ennemi les informations les plus fantastiques. C’est ainsi que, quelques jours avant la bataille de Tel-el-Kébir, Toulba écrivait de Kafr-el-Dawar à Arabi qu’il n’y avait presque plus d’Anglais à Alexandrie et que ceux qui s’étaient aventurés sur le canal de Suez y subissaient les plus grandes défaites : « Les renégats, ennemis de la religion, disait-il, Sultan-Pacha, Ali-Moubarek-Pacha, Omar-Pacha-Loutfi sont partis par un train spécial pour Port-Saïd, afin d’y aider les Anglais à modifier l’opinion du peuple et à la tourner en faveur de l’ennemi ; mais ils ont été confondus en apprenant les grandes pertes des Anglais. Les Européens qui sont à Alexandrie maudissent les Anglais, et la plupart émigrent à cause des difficultés de la vie. On dit à Alexandrie que dans quinze jours les Anglais quitteront l’Égypte. » Séduit par des informations aussi exactes, Arabi s’apprêtait à sortir de ses lignes pour aller attaquer de front les Anglais. Mais, avant de se lancer dans cette entreprise, il y préparait son armée non au moyen de manœuvres militaires, mais au moyen de ces danses de derviches que tous les voyageurs qui ont été en Égypte connaissent et qu’on nomme zikz. Une nuit surtout, les troupes n’avaient cessé de se livrer aux mouvemens furibonds du zikz, lorsque, peu avant l’aurore, elles tombèrent épuisées et s’endormirent profondément. A peine étaient-elles plongées dans le sommeil, que des hurrahs formidables et une série de détonations vinrent les réveiller. Que s’était-il passé ? Pendant que les Égyptiens faisaient leurs bruyantes dévotions, les Anglais avaient accompli dans l’obscurité et le silence une marche tournante qui devait les amener à prendre à revers la ligne de Tel-el-Kébir. Avec tout autre adversaire qu’Arabi, rien n’eût été plus téméraire que cette marche de flanc, exécutée à moins de 10 kilomètres de l’ennemi, car celui-ci aurait pu bien aisément, s’il avait eu des postes avancés et des éclaireurs battant la campagne, entendre le bruit des roues des