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Il me souvient d’avoir entendu à Venise des prodiges en ce genre. Un Berlioz eût tressauté d’horreur et personne dans la foule ne se récriait, au contraire, tous les visages respiraient le ravissement, on jubilait: « Que voulez-vous? me répondit plus tard à Vienne, Ambros, l’esthéticien exquis ; en Italie, la musique d’église touche en ce moment au sommet de sa décadence. » Pour les peuples du Midi, le plaisir est le commencement de l’émotion religieuse ; amusez-les, ils croiront. L’Italien veut s’amuser partout, même à l’église, et les maîtres de chapelle s’arrangeaient pour le servir en conséquence, cousant des lambeaux de cavatine à des fugues plus ou moins grotesques, dont la destination semblait être de chaperonner la folle du logis.

Vraiment, certains puristes nous la bâillent belle en venant critiquer au point de vue religieux soit le Requiem de Verdi, soit même le Stabat et la Messe de Rossini! Qu’ils réfléchissent donc, ces juges sévères, à ce qui s’entendait en Italie lorsque Rossini écrivit son Stabat. Un jour qu’un pédant de leur espèce reprochait à Joseph Haydn de composer ainsi des messes sur un ton trop guilleret et qui manquait évidemment de décorum : « Je le sais, mais je n’y puis rien, lui répondit en branlant la tête le vieux chantre de la Création. Le bon Dieu m’a fait une âme guillerette et si j’ai la dévotion gaie, il me le pardonnera. » Rossini avait cette âme-là, et bien d’autres l’ont aussi, à ne citer que l’alouette qui monte vers le ciel sur les ailes de sa chanson. D’ailleurs ce Rossini du Stabat et de la Petite Messe solennelle est-il à ce point jovial ? Le préjugé ignore les nuances : entre la gaîté du Barbier, de la Cenerentola et la sérénité de cette musique sacrée, il ne distingue pas. Qui ne connaît le mot de Michel-Ange au Vatican? « Raphaël a traversé la chapelle Sixtine? » Rossini, avant d’écrire sa messe avait ainsi traversé Bach et Beethoven. Écoutez plutôt ce prélude d’orgue à l’offertoire, et ces phrases fuguées qui servent de péroraison au Gloria et au Credo; quel professeur de contre-point avec ou sans perruque osera les répudier? Musique de concert, oratorios de salon, airs d’opéra, c’est vite dit; mais Händel aussi et Bach ont leurs airs d’opéra, et le fameux Stabat de Pergolèse ne fut pas lui-même sans reproche de la part des contemporains. Aux yeux du père Martini, cette composition « a le tort de reproduire en maint endroit le caractère et le style d’opéra comique, et d’être un ressouvenir de la Serva padrona. »

Resterait à se demander si ce n’est pas tout simplement la modernité d’une musique qui l’empêche d’être religieuse. Nous raillons chez Rossini ses essais de réforme, la dramaturgie de Verdi dans sa Messe nous paraît inadmissible, et nous n’y voulons voir qu’une illustration théâtrale de la tragédie du Golgotha, ce qui n’est déjà