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de parti, que l’on retrouve par exemple sous l’apparente bonhomie du sourire de Béranger : nous le rapprocherions plutôt de notre Désaugiers pour la franchise d’inspiration, la belle humeur à fleur de lèvres; sauf qu’il n’a composé ni musique, ni vaudevilles, on pourrait définir M. Scheffel un Désaugiers allemand, romantique et érudit.

Dans l’étude qu’il a consacrée à ce dernier de nos chansonniers, Sainte-Beuve, citant ces vers de l’Appel aux Français :


Peuple français, la politique
T’a jusqu’ici fort attristé.
Rappelle ta légèreté,
Ton antique
Joyeuseté !


considère cette gracieuse chanson comme le chant du cygne de la gaîté en France. Il constate que la politique gagne de plus en plus, que si l’on rit encore avec Désaugiers, ce n’est qu’une trêve, que la France a subi des affronts, vu de près d’affreux désastres, que l’inquiétude est partout, se répand à l’intérieur, se prolonge dans l’avenir, que la gaîté enfin, outre les circonstances propices, exige un tempérament non compliqué ou qui, du moins, ne soit pas altéré de bonne heure par des habitudes sociales trop factices et trop contraires[1]. Plus récemment, M. Jules Simon, parlant dans un discours d’académie de M. de Rémusat, rappelait qu’il avait fait des chansons dans sa jeunesse, et regrettait qu’on n’en fit plus aujourd’hui. C’est qu’en effet, la morgue doctrinaire, la dignité d’emprunt, la Bourse surtout et le fanatisme politique ont tué la gaîté en France. Nous ne rencontrons plus que des fronts soucieux. Si nous éprouvons le besoin de rire, d’exercer les muscles zygomatiques que la Providence nous a octroyés évidemment pour nous en servir, c’est aux petits théâtres que nous allons entendre des acteurs dont les gestes et les contorsions ont peine à nous arracher un sourire nerveux. Nous ne puisons plus en nous-même la joie innocente. C’est moins l’amitié qui nous assemble à nos banquets que la sympathie des haines communes. Il semble que le peuple d’Athènes soit devenu sombre et morose et que ce soit chez les Thraces qu’il faille aller pour trouver encore des gens gais.


III.

Les chansons de M. Scheffel n’ont été, comme nous l’avons vu, que l’œuvre de délassement et de loisir d’un jeune érudit absorbé

  1. Portraits contemporains, tome V.